Pendant deux ans, ils ont multiplié les interviews sur des sujets aussi délicats que l’assassinat de juges en France, le financement de partis politiques et les liaisons dangereuses truands/élus, les milices patronales et la polémique sur la mort d’un ministre, Robert Boulin… Le tout avec pour fil conducteur le SAC, Service d’action civique gaulliste. Suite de l’interview croisée d’Étienne Davodeau (Rural !) et Benoît Collombat, grand reporter à France Inter, à l’occasion de la sortie de Cher pays de notre enfance.
Vous interviewez un ancien de RTL, qui se dit quasiment d’extrême droite…
Étienne Davodeau : Robert Daranc était aussi un copain du juge Renaud. Un exemple de ce creuset de la Libération où se sont forgés toutes sortes de Français, aux motivations très différentes, mais avec le même goût de l’action. Cette violence, alors estimée légitime, nous passionnait. Tous ces mecs de 20 ans aimaient le risque, le danger, l’exaltation et la violence. Des voyous d’abord acoquinés honteusement avec les Allemands puis, pour les plus malins ou les plus prévoyants, rejoignant la Résistance. D’où une sorte de mélange des genres qui a duré longtemps. Une singularité de l’histoire française. Des gars comme Jeannot-la-Cuillère ont été réactivés pendant la guerre d’Algérie pour aller titiller l’ennemi algérien puis, éventuellement, l’ennemi OAS.
Certains voyaient déjà les chars soviétiques dans Paris.
On n’est pas loin de la secte. En 1981, Mitterrand ayant pris trois communistes dans son gouvernement, on allait ressortir de la cave les armes qui avaient servi contre les nazis et les socialistes allaient en voir. Une espèce de parano collective contre le péril rouge. Le tout baigné dans une nostalgie mal placée. Hélas pour eux, le passage de pouvoir s’est fait sans un carreau cassé ni une voiture incendiée. La continuité républicaine a été assurée et tout s’est dégonflé de façon piteuse. Sauf pour une malheureuse famille d’Auriol, victime des derniers soubresauts sanglants de cette misérable histoire.
La menace soviétique a-t-elle beaucoup servi ?
En Europe, oui. Notamment avec le réseau dormant Gladio, mis en place par la CIA dans le cas où les Russes manifesteraient des prétentions gourmandes sur l’Europe de l’Ouest durant la guerre froide. Il s’agissait de garder vaillant le sentiment antisoviétique. Certains se sont même demandé si, par exemple, l’attentat de la gare de Bologne – 85 morts en 1980 – était dû à des gauchistes ou à des gens qui avaient besoin que l’Européen moyen se méfie des communistes.
Le goût de l’action, de la violence de Français issus du creuset de la Libération nous passionne — Étienne Davodeau
Daranc croit, comme le juge Renaud, que le casse de la poste de Strasbourg a financé le mouvement gaulliste. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde…
Benoît Collombat : C’est un des petits scoops de notre BD. Pierre Richard, ex-patron du SRPJ local, rejette cette thèse. Mais s’il dit ne pas y croire, il confirme que le juge Renaud y travaillait : « Il bandait dessus ! » Richard sera le seul des nombreuses personnes interviewées à revenir sur son témoignage.
Du coup, vous publiez les deux prises de position différentes de Pierre Richard !
Nous avons fait le choix, avec Étienne, de raconter les coulisses de notre enquête. De montrer aux lecteurs notre questionnement, nos échecs, nos tâtonnements. Et de faire relire systématiquement à tous nos interlocuteurs leurs propos retranscrits en bande dessinée. Chacun a pu vérifier que nous ne travestissions pas leurs propos. Certains ont corrigé quelques erreurs, quelques broutilles. Avec l’ex-patron du SRPJ de Lyon, ce fut très différent : par courrier, il a modifié complètement le sens de certains de ses propos. Du coup, nous nous sommes retrouvés devant un cas de conscience. Que faire ? Nous avons décidé de montrer les deux versions.
Monmon Vidal vous confirme que le butin était destiné à l’UNR !
Davodeau : Après l’avoir longtemps nié. Lors de son procès, il avait juste fait quelques allusions à ses liens avec le gang des Lyonnais et le SAC. Dans son livre, Pour une poignée de cerises, sorti en 2011 juste avant un film (Les Lyonnais, qui n’exploite pas l’aspect politique des choses), il le dit déjà entre les lignes.
Nous lui avions annoncé que nous réalisions une enquête sur l’attaque de la poste de Strasbourg et voudrions avoir son point de vue. D’emblée, il nous a répondu ne plus désirer parler à personne, qu’il vivait tranquille, rangé. Et surtout, ajoutait-il : « Je ne veux plus de caméras ou de photographe ! » Lorsque nous lui avons dit que nous faisions une enquête en dessins, il a changé d’avis et dit oui. Cela montre le plus que peut apporter la BD dans cette catégorie d’enquête. Beaucoup de gens ont une méfiance moindre du crayon que des objectifs ou des micros. Alors que ce pourrait être le contraire !
Par courrier, l’ex-patron du SRPJ de Lyon modifie complètement certains de ses propos ! — Benoît Collombat
Donc vous l’avez rencontré…
… pas cette fois-ci. Alors que nous avions pris nos billets pour Lyon, Vidal nous a rappelés pour nous dire que, finalement, il valait mieux qu’il ne parle pas. Cet été, passant par Lyon, nous avons retenté notre chance. Il a accepté de prendre un café avec nous. Lors de notre rencontre, il nous confirme d’une manière très nette qu’une bonne partie du butin du hold-up de Strasbourg a filé dans les caisses du parti gaulliste par l’intermédiaire du SAC. Lui aussi a vu et avalisé les pages le concernant, et assume. Du point de vue historique, c’est intéressant.
Côté lutte syndicale, pourquoi avoir choisi l’automobile ?
Collombat : Parce que c’est là que s’est développé un système de surveillance, de flicage très poussé, de tentative de déstabilisation. Entre les syndicats, le patronat et ses alliés se sont déroulées, des deux côtés, une bataille des idées, mais aussi des batailles à la barre de fer. J’ai écrit, pour un livre collectif de journalistes, L’Histoire secrète du patronat, un chapitre sur les syndicats jaunes dits patronaux de l’après 1968. Ces combats remontent aux années cinquante, où l’on a vécu une contre-révolution idéologique. J’ai beaucoup travaillé sur un ancien militaire assez fascinant, un ancien d’Indo qui fut le premier chargé de communication du CNPF en 68. Il expliquait comment se mettre par exemple des journalistes dans la poche. À l’époque, les gens comme lui considéraient la CFDT, réformiste, comme beaucoup plus redoutable que la CGT, alors révolutionnaire.
Vidal nous confirme qu’une partie du butin de Strasbourg a filé dans les caisses gaullistes… — Étienne Davodeau
Que vous a apporté le travail avec un dessinateur ?
Une valeur ajoutée énorme. Comme si la palette des investigations journalistiques était soudain décuplée. Nous pouvions montrer les complexités des témoignages, les silences, les tâtonnements, les tirs de barrage, tout ce qui fait partie du travail journalistique et ne peut pas vraiment être explicité dans une enquête classique. Le dessin donne à notre enquête une profondeur tout à fait passionnante.
Avez-vous aimé être croqué par Étienne Davodeau ?
Quand il m’a demandé de figurer dans l’album, cela m’a d’abord hérissé le poil. Ensuite, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’un artifice de narration, mais bien de prendre le lecteur par la main et lui montrer comment nous avons progressé. Et puis, j’avais vu le travail d’Étienne sur Les Mauvaises Gens et Rural ! Je savais où je mettais les pieds…
Avec une parfaite objectivité ?
La sacro-sainte objectivité journalistique ne veut rien dire, l’objectivité parfaite est du royaume des dieux. Je revendiquerais davantage simplement l’honnêteté, ce qui me paraît déjà beaucoup plus abordable !
Quelles conclusions tirez-vous de cette plongée dans les eaux sombres de la Ve République ?
Davodeau : C’est assez paradoxal. On pouvait penser que le monde politique est un marigot putride où ne surnagent que de vilains squales. Et aussi que, depuis les années soixante-dix, ce n’est pas si vieux, les mœurs se sont méchamment civilisées et pacifiées. Mais il y a une contrepartie à payer : les gens sont moins passionnés par la politique, moins engagés, ont des opinions moins tranchées. Nous évoluons sans doute dans un monde plus gris.
L’objectivité parfaite ? Elle est du royaume des dieux. Je revendiquerais davantage l’honnêteté — Benoît Collombat
Une époque que vous n’avez pas connue ?
Je suis né en 1965 – je vais avoir 50 ans –, mais je pense que durant ma jeunesse, nous baignions dans ce climat d’une manière plus ou moins consciente. Je me souviens vaguement – j’avais 16 ans – de la tuerie d’Auriol. Mais tout cela nous a formés, comme je le raconte dans Les Mauvaises Gens. Nous avons grandi dans le pays des Lumières, des droits de l’Homme. Mais pas que ça. Pour bien connaître notre pays, il faut aussi aller voir dans ses coulisses un peu sanglantes. Je crois qu’il était important de le faire.
Envie d’une nouvelle BD enquête ?
Après deux ans de travail intensif et exclusif sur Cher pays de notre enfance, notamment les derniers mois passés à dessiner des petits réglages qui m’ont mis sur le flanc, je sors de ce livre sur les rotules. Oui, je reviendrai un jour à ce genre d’exercice que j’adore. Mais mon prochain livre sera une fiction – j’ignore encore son sujet, j’ai juste deux ou trois petites envies – dont les personnages me foutront la paix et ne me demanderont pas de les recoiffer (Casemate 85) ! En attendant, je vais faire une petite infidélité à la bande dessinée : je travaille à l’adaptation au cinéma de Chute de vélo. Coécrire le scénario – je ne tournerai pas le film – m’occupera pendant les prochains mois.
Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 85 – octobre 2015.
Cher pays de notre enfance,
Enquête sur les années de plomb de la Ve République,
Étienne Davodeau, Benoît Collombat,
Futuropolis,
24 €,
8 octobre.
9 coups de patte assassins
JOURNORAMA | Le Canard Enchaîné • 16 septembre
Ce n’est pas de la presse de droite que vient le plus terrible réquisitoire contre la thèse affirmant que le ministre Robert Boulin a été assassiné et ne s’est pas suicidé le 30 octobre 1979, thèse défendue par Benoît Collombat et Étienne Davodeau. Non, c’est Le Canard Enchainé, à l’âme chevillée à gauche depuis toujours et grand pourfendeur du SAC pendant des années, qui en neuf points explique pourquoi, selon lui et sans l’ombre d’un doute, l’ex-ministre du Travail a réellement mis fin à ses jours. L’ouverture, le 10 septembre, d’une enquête pour « enlèvement et séquestration suivi de mort ou assassinat » aidera (peut-être) à y voir un peu plus clair… trente-six ans après.
1. […] Robert Boulin était bel et bien englué dans une très sale affaire. L’enquête a établi qu’un terrain acheté à Ramatuelle par le ministre n’appartenait pas au vendeur, un escroc qui le faisait chanter après lui avoir remboursé le prix payé. L’idée d’être mis en accusation était insupportable à Boulin.
2. Le jour de sa mort, en quittant le ministère du Travail, Boulin a lancé un étrange « Adieu mon bureau ! » […]
3. […] Les policiers ont trouvé, chez lui, dans sa corbeille à papier, le brouillon d’une lettre dans laquelle il annonçait son intention d’en finir et donnait le lieu exact où retrouver son corps. […]
4. Quelques heures avant son décès, Boulin a posté une douzaine de lettres […] où il annonce son intention de se donner la mort. […]
5. Certains tenants de l’assassinat, embarrassés par ces missives, soutiennent sérieusement que ces lettres, fabriquées par les conjurés, auraient remplacé les vrais courriers volés à la porte, la nuit même par un commando du SAC. […]
6. Les barbituriques de la pharmacie familiale ont disparu.
7. L’étang où le corps fut retrouvé a une profondeur de 50 cm d’eau et autant de vase. Mais Boulin est gavé de Valium. Même sans se noyer, il serait sans doute mort.
8. Preuve absolue de l’assassinat : la présence de lividités cadavériques sur le dos. Lividités qui apparaissent après l’arrêt de la circulation sanguine sur les points les plus bas (Casemate 85). Donc, Boulin ayant été retrouvé accroupi a été déplacé par son assassin après sa mort. Or, selon les bons auteurs de médecine légale, il ne se forme pas de lividité cadavérique sur un noyé. Et les lividités se déplacent pendant six heures après la mort ; or Boulin a été sorti de l’eau et aussitôt allongé… sur le dos.
9. Il est faux de dire que la famille n’a jamais cru au suicide. Ce fut au contraire leur profonde conviction. L’épouse de Robert Boulin a authentifié le message posthume laissé sur le pare-brise de la voiture. […] Pourquoi changer d’avis plusieurs années plus tard ? Parce que l’enquête, les expertises, l’autopsie ont été salopées à un point rarement égalé. Des fautes ont été commises pour dissimuler les précédentes. Aveuglés par l’évidence du suicide, fonctionnaires, policiers, magistrats experts ont tout fait à l’envers. Cela permet de relever des dizaines « d’anomalies » parfois extrêmement troublantes. […]
Louis-Marie HOREAU
Le 23 septembre, le Canard applique la deuxième couche :
[…] On risque une lourde déception. En réalité, la prétendue relance qui fait couler tant d’encre n’est que la conséquence obligée d’une astuce juridique. Les avocats de la fille de Robert Boulin ont eu l’idée de déposer une nouvelle plainte pour enlèvement et séquestration, et non pour assassinat. […] Et l’enlèvement échappe à la prescription, puisqu’il est connexe à l’assassinat qui n’est pas prescrit […]. Le procureur ne s’est absolument pas prononcé sur le sérieux de la plainte. Encore moins sur la valeur du nouveau témoignage. Et il n’a pas d’autre solution que de confier le dossier à un juge […].
La « noyade » de Robert Boulin n’a pas fini de faire des vagues.