Gonflé ! Alors que sort le premier tome de sa nouvelle série, consacrée aux luttes intestines qui déchirent la Russie de Poutine et à la guerre du pétrole, Philippe Gauckler (Prince Lao) prend la défense du patron de la Russie. Suite de l’interview, publiée dans Casemate 78, d’un auteur éclectique qui fut, il y a trente ans, le petit prince de Métal Hurlant.
Comment passe-t-on de l’univers lumineux de Prince Lao à celui, très sombre, de Koralovski ?
Philippe Gauckler : Début 2008, lors d’un déjeuner à Paris avec le staff Dargaud-Lombard, je reçois des satisfecit et des encouragements de tout le monde pour Prince Lao. Mais une réflexion d’un des éditeurs de la maison d’édition m’interloque : « Nous te suivons sur Lao, pas de problème. Mais si tu veux vraiment gagner ta vie avec la BD, essaye d’imaginer un personnage adulte. Tu en as le potentiel. »
Je sors à la fois flatté et consterné. Les ventes de Prince Lao sont moyennes, mais j’ai dans l’idée de le faire grandir, d’épaissir le personnage. J’imagine même un rêve prémonitoire dans lequel Chabala, le yéti blanc, rencontre le prince adulte une Kalachnikov entre les mains. Je me régale d’avance à imaginer le chemin que mon petit gars devra parcourir avant de se retrouver résistant défendant la cause du Tibet.
Travaillé par la réflexion de l’éditeur, une idée me vient en découvrant, sur un document de la NASA, un caisson gros comme une fusée avec des boulons partout. Elle m’évoque immédiatement une machine à voyager dans le temps. En deux ou trois soirs, je story-boarde à fond les gamelles une histoire de paradoxe temporel et de pilotes de la NASA remonteurs de temps. Évidemment, leur première mission est d’aller tuer Hitler alors qu’il n’est qu’estafette durant la guerre de 14-18. Et de regarder ce qui va advenir les décennies suivantes. Ce premier tome se termine par la découverte d’une bombe atomique cachée sous Berlin.
Tiens, ça nous rappelle quelque chose…
Oui, j’ai repris l’idée dans Koralovski. Hélas, l’éditeur me dit avoir déjà deux séries basées sur des paradoxes temporels qui marchent moyennement. Retour à la case départ. Je décide alors de me pencher sur le sort d’un personnage issu de mes croquis de recherche. Un espèce de clochard, qu’on voit marcher sur la chaussée, pieds nus, en manteau long, au milieu des voitures. Genre Yougo ayant fait la guerre du Kosovo. Je démarre sur une intrigue vaguement pétrolière, mon ex-soldat infiltrant une société militaire privée. Et appelle le projet Unterwelt, le monde souterrain en allemand.
Accueil de l’éditeur ?
Je dirais que le truc traînait des pieds dans sa bouche ! Je repars donc au charbon, lis tout ce que je trouve sur le pétrole. La Guerre secrète du pétrole, de Jacques Bergier et Bernard Thomas, paru en 1968, m’ouvre d’étranges horizons.
Nous te suivons sur Prince Lao, mais si tu veux vraiment gagner ta vie avec la BD…
Le Bergier du Matin des magiciens et de la revue Planète ? Plutôt sulfureux, le bonhomme !
Un esprit extrêmement ouvert. À tout. Un scientifique génial, mais qui, c’était son problème, ne filtrait rien. Du coup, il ne repousse pas plus le paranormal que les soucoupes volantes. Le tout donne un assemblage genre grosse poubelle bien remplie. Mais dans une poubelle, en farfouillant, on peut trouver des choses passionnantes. Comme sur Internet aujourd’hui ! Bergier m’a renvoyé sur Fred Hoyle, un astrophysicien inventeur de l’expression Big Bang qu’il imagine par dérision, contestant la théorie de l’expansion de l’univers. Il bat également en brèche la théorie du pétrole issue des fossiles, « la soupe des dinosaures », au profit de l’idée de pétrole abiotique. Les éléments des hydrocarbures existeraient déjà dans le matériau primaire qui forme les astres. Une théorie à la mode dans l’Union soviétique des années cinquante, soixante.
N’est-ce pas un peu farfelu ?
Peut-être, mais cela pose des questions. Actuellement, la sonde spatiale américaine de la mission Cassini-Huygens étudie Saturne et ses satellites. L’un d’eux, Titan, serait recouvert d’hydrocarbure, de méthane. D’où vient-il ? Titan n’a connu, que je sache, ni dinosaures ni fougères géantes dont la décomposition aurait pu donner du pétrole !
Qu’est-ce que la politique de « pénurie durable » de pétrole que vous évoquez dans Koralovski ?
Une politique qui met d’accord les groupes pétroliers et les écologistes de tous bords. L’idée est que, pour différentes raisons, la consommation de pétrole diminuera – ce qui contentera les écologistes –, mais que l’augmentation régulière de son prix permettra de maintenir les mêmes marges bénéficiaires – ce qui contentera les pétroliers. Tout le monde est content. Avec un zeste de provocation, disons que les grands rassemblements écolos comme ceux de Kyoto, Copenhague, Rio, sur l’état de la Terre, pourraient presque être subventionnés par les compagnies pétrolières !
Quid des énergies renouvelables ?
Elles ne pourront pas tout. L’avion solaire n’est pas pour demain ni après-demain, et on n’a pas trouvé de véritable alternative au diesel. Le GPL, gaz de pétrole liquéfié, considéré comme « propre » est quasiment interdit dans les parkings par peur des explosions.
La “pénurie durable” de pétrole met d’accord pétroliers et écologistes…
Les écolos ont-ils raison de guerroyer contre l’exploitation du gaz de schiste ?
Oui. Déjà par principe : les fonds investis ne sont pas consacrés au développement des énergies nouvelles. D’autre part, sa production massive aux États-Unis fait baisser le prix du pétrole, donc rend les énergies renouvelables moins compétitives.
Pourquoi l’Europe ne suivrait-elle pas l’exemple des États-Unis ?
En Amérique, l’extraction se situe surtout dans les zones désertiques du Dakota du Nord. On y exploite un gisement phénoménal qui se prolonge également au Canada. On peut y fracturer, injecter des produits chimiques à grande profondeur sans protestation, aucune ville n’existant à proximité. Le forage, dans des zones habitées, en Pennsylvanie par exemple, pose des problèmes de pollution et les habitants réagissent.
En Europe, les zones désertiques sont nettement plus réduites. Quasi inexistantes en France. Xavier Dorison disait, dans le dernier Casemate, qu’aucun point du pays n’était à plus de 40 km d’une autoroute. Et les prospections effectuées en Pologne et en Angleterre n’ont pas donné grand-chose. Chercher du gaz de schiste en Europe demande beaucoup d’investissements pour peu de bénéfices. Et, aux États-Unis, l’abondance de la production en pleine crise mondiale amène l’effondrement actuel des cours (voir Casemate 78).
Le pétrole, arme de guerre entre l’Amérique et la Russie de Poutine ?
Ce n’est pas nouveau. Un projet américain proposait aux Européens de fabriquer une noria de méthaniers qui alimenterait l’Europe avec du gaz naturel liquéfié américain. L’Europe pourrait ainsi se passer du gaz russe…
Vous dites, dans Casemate 78, que la guerre en Crimée est en quelque sorte la réponse de Poutine à la guerre du Kosovo. Quel rapport ?
L’intervention armée de l’OTAN en Serbie en 1999, sans mandat de l’ONU, le détachement du Kosovo (et son indépendance) ont fait grincer des dents à une Russie au fond du trou qui n’avait pas les moyens d’intervenir. En Ukraine, le coup d’État anti-Ianoukovytch – un mégalo totalement indéfendable – s’est réalisé avec la bénédiction des États-Unis. Ceux-ci, depuis longtemps, soutiennent la prospection pétrolière et gazière, les recherches offshore en mer Noire qui pourraient amener l’Ukraine à être indépendante de Moscou énergiquement. Ce qui rend Poutine vert de rage. Pour lui, comme pour la majorité des Russes, l’Ukraine est une petite Russie, le territoire où est née la Russie. On n’y touche pas. Poutine, en parlant de la scission de fait de la Crimée – partie de l’Ukraine prorusse – a utilisé à dessein les mots employés par l’OTAN à propos de la Serbie en 1999…
La scission de la Crimée console Poutine de l’impuissance russe au Kosovo en 1999
À propos des amis de Poutine, pourquoi un oligarque, dans Koralovski, a-t-il la tête de Depardieu ? Un clin d’œil ?
Pas du tout. Au départ, je voulais donner à Aleksandr la tête de Luc Besson. En magnat de l’industrie cinématographique russe, je le trouvais parfait. Mais pas ma main qui refusait de le croquer d’une manière satisfaisante. Au bout d’un moment, c’est Depardieu qui est apparu, sans que je m’en aperçoive. Mon crayon, seul, m’a guidé.
Votre Poutine s’appelle Khanine. Parce qu’il a les dents longues ?
Non, le khan est une sorte de tsar asiatique et je trouvais qu’entre Khanine et Poutine, la résonnance était bonne. Une remarque en passant. Le mot slave n’a pas la même résonnance aux États-Unis que chez nous. Pour les Américains, le mot veut dire esclave. Et Poutine, phonétiquement, c’est « put in », mettre dedans. Mettre dedans les esclaves… Comment voulez-vous que les Américains, inconsciemment, aient une haute idée de la Russie ? Si Poutine s’appelait Ivan le Terrible, ce serait peut-être différent.
Ce type est un taiseux. Il garde un quasi-silence sur la crise en Crimée alors que l’Occident se déchaîne contre lui. Ce qu’on sait de sa vie dément pourtant l’image d’un homme totalement fasciné par l’argent. Il n’a rien de bling-bling. En revanche, il paraît capable de colères froides. Mais il réagit en judoka, attendant, au fond du tatami, que le gros lard d’en face commette un faux pas.
Quand ce triptyque sera-t-il achevé ?
Le tome 2, déjà bien avancé, est prévu pour août 2015. Remise des planches le 15 mars. Le tome 3 doit sortir en février 2016. Dans quatorze mois, tout doit être bouclé.
Un rythme facile à tenir ?
J’ai eu bien sûr une baisse de régime en fin d’encrage du premier. Un trou de deux mois. J’emmagasinais les informations sans arriver à les utiliser. Tout était sur des étagères dans ma tête, mais impossible de me remettre à la cuisine du scénario. S’est produit ensuite un phénomène étonnant. À la vision des premières planches mises en couleurs par Scarlett Smulkowski (coloriste d’Elric, Blueberry, La Légende du Changeling…), j’ai eu l’impression de pénétrer littéralement dans l’univers de Koralovski. Cela m’a débloqué d’un coup. Je me suis immédiatement collé au scénario du tome 2. Aujourd’hui, j’encre la planche 23.
Au départ, l’oligarque Aleksandr devait avoir les traits de Besson et non ceux de Depardieu
Avez-vous une formation d’économiste pour arpenter ainsi les méandres de la politique internationale ?
Non, mais depuis quatre ans, entre deux contrats de dessins publicitaires, mon job principal jusqu’à un passé proche, j’ai potassé le sujet, me tenant à un programme de lecture drastique. On trouve des analyses très performantes, sortant du discours habituel, traditionnel. Ainsi Naomi Klein et son célèbre La Stratégie du choc (Casemate 78). J’ai également beaucoup appris de Jacques Sapir, économiste français grand spécialiste des stratégies russes et dont le blog est passionnant. Il existe aussi quelques livres regroupant des interviews de l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski qui m’a servi de modèle pour Koralovski, ainsi qu’un autre écrit sur lui par un journaliste. On peut aussi trouver un discours de lui prononcé à Washington pour une fondation, discours d’ailleurs totalement atlantiste !
En fait, je me sens comme Gaston dans sa grotte de papier, progressant dans le noir, ma lampe de poche à la main. Mon éditeur est là aussi pour parfois me guider. Mais, aujourd’hui, les possibilités d’information sont telles qu’on peut ne pas prendre l’information officielle, politiquement correcte, au pied de la lettre. Confronter des opinions différentes permet de se forger sa propre vision des choses.
Après ce triptyque, avez-vous l’intention de retrouver le monde plus simple de Prince Lao ?
Je pense plutôt continuer à explorer l’univers de Koralovski. Que va-t-il se passer en Antarctique ? Jusqu’à présent, ce continent blanc bénéficie d’un protocole de protection. Jusqu’à quand ? Certains ne sont-ils pas déjà en train de racler secrètement son sous-sol ? J’aimerais aussi traiter un sujet évoquant le centenaire de la révolution russe de 1917. Et adapter La Nuit des temps de René Barjavel.
La vie est curieuse. Je me demande si la baisse des commandes publicitaires, qui ont été longtemps mes principales sources de revenus, n’a pas été un bien tant, depuis, je me sens un énorme, un colossal appétit de BD !
Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 78 – février-mars 2015.
Koralovski #1/3,
L’Oligarque,
Philippe Gauckler,
Le Lombard,
12 E.
27 février.
Un enfant du Métal
Les histoires de SF de Philippe Gauckler, scénarisées par Charles Imbert, font le bonheur de la revue Métal Hurlant du début des années quatre-vingt. Le dessinateur adapte ensuite Blue, un chef-d’œuvre postcataclysmique de Joël Houssin où des gangs d’ados s’affrontent dans les ruines d’un Paris coupé du monde. Toujours avec Houssin, il donne dans le polar noir avec Franck le menteur où il dessine la seule scène érotique de sa carrière (ce pudique se demande comment aborder une scène de sexe indispensable dans Koralovski #2). Gauckler adopte ensuite un trait plus cartoon, plus clair, pour Convoi, fresque d’anticipation consacrée – dès 1990 – à l’influence des jeux virtuels et signée Thierry Smolderen. Déçu par le succès relatif de Convoi, Gauckler se consacre pendant les dix années suivantes à la publicité. Jusqu’à Prince Lao, réalisé en solo et au dessin destiné à un public plus jeune. Quatre tomes sortis entre 2006 et 2009.