Pellerin : L’Épervier, la fin dans 10 ans ?

21 octobre 2015

Pas sûr, Patrice Pellerin envisage de consacrer un album de moins au second cycle du capitaine breton. Peut-être pour donner enfin vie à un vieux projet de science-fiction. En attendant, suite de son interview parue dans Casemate 87. Il nous invite dans le Versailles somptueux de Louis XV et à bord de La Méduse, coursée dans le tome 9 de L’Épervier par trois voiles anglaises.

Revoici certaines pièces fastueuses du château de Versailles.
Patrice Pellerin : Je remontre le cabinet du Conseil déjà vu dans les tomes précédents et, sous un autre angle, le petit cabinet de travail de Louis XV. J’ai pu reconstituer le salon ovale qui n’existe plus, blanc et or, dont j’ai eu la chance d’avoir les plans. J’ai tout remis en état, retrouvé le mobilier d’époque. Même les historiens n’avaient jamais vu une reconstitution de cette pièce-là. À la différence de Louis XIV, Louis XV avait multiplié les petits appartements, plus intimes… et plus faciles à chauffer. J’ai reconstitué la chambre du roi, avec sa commode d’origine aujourd’hui à la Wallace Collection de Londres. Au fond, on découvre le cabinet des pendules, remis au goût de l’époque.
Le blanc et l’or, couleurs royales ?
Oui, les appartements de Louis XV, à Versailles, sont blancs et dorés. Le cabinet de son ministre Maurepas uniquement blanc. Les antichambres en gris clair. Le souci au XVIIIe siècle est d’éclairer au maximum les pièces. Il y fait sombre et les bougies coûtent très cher. D’où des peintures claires et une profusion de miroirs qui agrandissent les pièces et donnent de la lumière.
Les couleurs affichent-elles le niveau social des occupants ?
Oui, pour une simple raison que m’ont apprise les gens de Versailles, leur prix ! La couleur blanche est extrêmement coûteuse, le gris un peu moins, les sombres, couleurs naturelles, encore moins. On retrouve la même chose sur les navires où les couleurs nobles sont le gris clair et le gris foncé. Partout ailleurs, on trouve de l’ocre rouge, bien moins chère.
Allez-vous continuer à nous faire visiter le Versailles de Louis XV ?
Oui, parce que cela m’amuse, mais aussi pour des raisons de contraste. Passer de scènes maritimes à l’architecture bretonne puis à la somptuosité versaillaise évite toute monotonie lorsqu’on feuillette l’album. C’est pour cela aussi que j’alterne les scènes de jour, de nuit, les couleurs sombres, les couleurs claires.

Je passe un temps fou à reconstituer ce tapis avant d’apprendre que, durant l’été, il était roulé

Que montrerez-vous ?
D’autres pièces, mais aussi les dépendances du château, pas forcément aussi somptueuses ! Mais le prochain tome sera beaucoup plus canadien. Ce qui me pose problème vu l’inexistence de documents. Gênant, vu mon amour à aller très loin dans le détail. Je peux évidemment inventer, mais c’est moins drôle, moins intéressant que de travailler sur une solide documentation.
Verra-t-on un jour un nouvel album Archives secrètes ?
J’aimerais bien en vendre l’idée à Delcourt qui l’a refusée jusqu’à présent, préférant que l’on concentre nos forces sur l’album. C’est pourquoi aussi ne sont pas parus cette fois les fascicules Les Rendez-vous de L’Épervier qui étaient un moyen de montrer beaucoup de choses qui n’avaient pas trouvé place dans l’histoire. Un matériel que des éditeurs étrangers éditent avec les albums.
Comment vivait-on sur La Méduse ?
La partie arrière, la dunette, était réservée au commandant et à ses officiers. L’équipage vivait à l’avant. En principe, on ne se mélangeait pas. La grande pièce dans laquelle Yann fait transporter deux canons (voir Casemate 87) était la salle de travail du bateau. Dans ce cas, les officiers dormaient au-dessus des bouches à feu, dans des hamacs anglais, un peu plus confortables que les français. Le luxe suprême était les toilettes. Deux à l’arrière. L’une réservée au commandant, l’autre à ses officiers.
Et pour l’équipage ?
Ça se passait en plein air, à la vue de tous, à l’avant du bateau. On se nettoyait avec un cordage. Côté hygiène, c’était plutôt approximatif. J’aurais pu montrer des gens sur leur trône, mais cela aurait été plutôt délicat. Il faudrait que je puisse l’expliquer, légende à l’appui, dans un making-of par exemple.

À bord, le luxe suprême ce sont les toilettes. Une pour le capitaine, une pour les officiers…

La discipline, très dure ?
Beaucoup plus sur les navires anglais que français. Un bateau c’était tout petit, avec une communauté de deux cents personnes. Il fallait donc de la discipline. Certaines conventions peuvent surprendre. Ainsi, pour approcher la dunette des officiers, choisissait-on les matelots à la moins triste figure, les mieux habillés. Et, sur les navires français comme anglais, ils devaient se mettre à bâbord ou à tribord en fonction du vent pour ne pas affecter les nez sensibles de leurs officiers. Cela donne une idée des codes régissant une traversée de l’époque.
La vie à bord est-elle animée ?
Pas vraiment, et ce fut un de mes problèmes sur Coulez La Méduse ! Le capitaine ne fait rien à part donner des ordres. J’envoie Yann dans la mature alors qu’il ne devrait même pas le faire ! Ni tenir la barre. Heureusement, la vie de la pauvre Agnès est bien plus agitée en Bretagne ! Pourquoi tant de films ont-ils raconté la mutinerie du Bounty ou repris L’Ile au trésor ? Tout simplement parce qu’à part les combats et les mutineries, il n’y a pas grand-chose d’autre à raconter. En fait, les gens accomplissaient des gestes de routine, avec une seule idée en tête, arriver de l’autre côté.
Les Français d’alors étaient-ils vraiment plus petits que nous ?
Ça dépend. Dans les régiments de chevau-légers, les cavaliers ne dépassaient pas 1 min 55 s, 1 m 60, et montaient de petits chevaux. Chez les Gardes suisses, en revanche, la taille minimum était de 1 m 75. Louis XV faisait 1,82 m, Louis XVI 1 m 96 ou 98. Louis XIV, plus petit, 1 m 69-70. Et portait des talons qui le grandissaient un peu et lui faisaient de belles jambes. Il lui fallait cela, lui qui se déplaçait toujours entouré de gardes très grands portant des chapeaux très grands ornés de plumes très grandes !
Vous connaissez La Méduse – sœur jumelle de L’Hermione – sur le bout des doigts. Et les frégates anglaises qui la poursuivent ?
C’est très curieux. Les Anglais ont beaucoup plus de peintres de Marine que nous, mais leur niveau technique est plus faible, la documentation beaucoup moins précise. Et pourtant, j’ai acheté ce qu’il y avait de mieux dans le genre, écrit par les meilleurs spécialistes.

Si les éditeurs veulent du fonds qui tourne, il leur faut des histoires comme les miennes

Connaissez-vous depuis le début la mission confiée par le roi à Yann ? On l’attend avec la même impatience que le fameux document qui fait courir tout le monde dans XIII…
Non, je l’ai découvert en réalisant Coulez La Méduse ! Auparavant, je n’en avais qu’une vague idée. C’est cela la joie du feuilleton ! Le meilleur exemple en est Hergé. Voir, dans Le Secret de La Licorne, le passage avec les frères Loiseau dans la cave. Si Hergé avait su alors où était le trésor, il aurait montré la statue de saint Jean l’Évangéliste et le globe dès cette scène, et y serait revenu dans Le Trésor de Rackham le Rouge. Avec Jean-Michel Charlier*, c’était tout le temps comme cela. Les scénaristes de feuilleton se laissent mener par les idées qui jaillissent en cours de route.
Exemple ?
La scène de la crypte, à la fin de Coulez La Méduse ! Il y a un an, j’ai fait une expo à Angers où j’ai découvert de nombreux sarcophages mérovingiens. J’ai pensé qu’il serait sympa d’en utiliser un. D’où la scène de crypte où les comploteurs enferment le pauvre Chevigné dans un tombeau. Ce qui n’était pas du tout dans mon scénario original. C’est un rebond, comme aussi un moyen de mener le lecteur légèrement en bateau.
Vous êtes au milieu des six albums du second cycle. Dix ans près le début, autant avant la fin. Alors qu’un diptyque devient une aventure pour nombre d’éditeurs…
Ça peut changer. S’ils veulent du fonds qui tourne, il leur faut des histoires comme les miennes. Le premier cycle continue à se vendre pas mal du tout chez Dupuis, ainsi que les intégrales. Et pour avoir des intégrales, il faut des histoires à suite.
Mais vingt ans pour un cycle !
Oui, effectivement, peut-être suis-je un peu lent. Mais après tout, combien d’années les fans de Star Wars attendent-ils de nouveaux films sans broncher ?
Ne vous faites-vous jamais engueuler en dédicace ?
Non, et j’en suis assez étonné. Les seuls qui râlent sont les lecteurs d’un certain âge qui craignent de ne pas vivre assez longtemps pour en connaître la fin. Un peu comme moi qui viens d’avoir mes 60 ans. Du coup, je me demande si je ne vais pas un peu raccourcir ce second cycle. La partie canadienne me pose problème à cause du manque de doc comme je vous l’ai dit.

Après L’Épervier ? Peut-être un one shot, dix ans après ou une histoire de science-fiction

Il existe quand même des historiens, des archéologues au Canada ?
Oui, mais j’ai pris d’habitude de m’aider tout seul. Par Internet, j’ai acheté des bouquins sur Versailles introuvables autrement. Il faut connaître son sujet avant d’interroger des spécialistes. Sinon on ne pose pas les bonnes questions et on est vite dépassé par des mots qu’on ne comprend pas.
Ne peaufinez-vous pas trop les détails ?
Mais c’est ce que j’aime ! Même si parfois je me fourvoie. Par exemple, pour le tome 7, La Mission, j’ai passé un temps fou à reconstituer le tapis d’une pièce du Conseil. Résultat, la première chose que m’a dit le conservateur en chef de Versailles, c’est que ma scène se déroulait en été, et que, en cette saison, les tapis étaient enroulés. Depuis, dans les flashs-back de cette scène, j’ai ôté le tapis.
Ne pourriez-vous par exemple déléguer la couleur ?
Ce fut la première question de Guy Delcourt lors de notre première rencontre. Non, ce serait trop compliqué. De plus, à l’heure des palettes numériques, rares sont les coloristes capables de réaliser encore des peintures à la main. En plus des couleurs très documentées, avec énormément de détails très précis sur les bateaux comme pour les architectures. Et puis, j’adore faire mes couleurs ! Quand vous aimez courir, vous ne demandez pas à quelqu’un d’autre de le faire à votre place, non ?
Ça vous laisserait du temps, vous qui disiez avoir des idées de BD pour 150 ans !
J’ai beaucoup diminué mes ambitions. Je ne referai pas une autre série historique. J’aimerais, à la limite, réaliser des illustrations. Et peut-être mener à bien une histoire de science-fiction, La Planète perdue, pour laquelle j’avais réalisé une trentaine de planches avant L’Épervier. De temps en temps, je note une idée, me repenche sur ce scénario.
Après ou pendant L’Épervier ?
Je ne sais. À la clôture de L’Épervier, j’approcherai de mes 70 ans. J’ai eu des problèmes cardiaques assez graves l’an dernier et, même si je fais beaucoup de sport, je suis obligé d’en tenir compte. Peut-être alors terminerai-je ce cycle au cinquième et non au sixième album. J’ai également imaginé une suite, un one shot se déroulant dix ans après, pour le bonheur de dessiner le Brest de cette époque. Et je ne vous parle pas des lieux superbes de ma Bretagne qui attirent le crayon et le pinceau. Ainsi que nombre de bateaux…

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 87 – décembre 2015.

* Patrice Pellerin a dessiné les tomes 22 et 25 de la série Barbe-Rouge.

Les comploteurs de Versailles

Quelle est la situation en 1742 ?
Patrice Pellerin : Louis XV gouverne avec son ministre de la Marine et de l’Intérieur, le comte de Maurepas. Nous en sommes aux prémices de la guerre de Sept Ans*. Au Canada, les Français sont en butte aux attaques anglaises. Ils occupent, avec très peu de soldats, un immense territoire allant de la baie d’Hudson au Mississippi. Les Français, malgré les problèmes de leur pays, s’y trouvent plutôt bien et, contrairement aux Anglais, émigrent peu. Du coup, les colonies anglaises sont beaucoup plus petites, mais beaucoup plus peuplées. Les Anglais ont pour alliées certaines tribus indiennes, les Français d’autres. D’où une situation très compliquée.
En 1742, alors que Yann de Kermeur va débarquer au Nouveau Monde, le long du Saint-Laurent, des villes françaises comme Québec et Montréal sont entourées d’Anglais qui tentent de grappiller quelques territoires de plus. À la cour de Versailles, un lobby puissant, payé par les Anglais, essaie d’influencer les rois successifs dans le but de leur faire abandonner le Canada. Ce qui finalement arrivera à la fin du règne de Louis XV. Ce second cycle de L’Épervier joue sur les deux tableaux. D’un côté, on y découvre les intrigues menées à la cour par des factions secrètement ralliées à l’Anglais, d’un autre les Canadiens français en butte aux forces anglaises.
* Ce conflit généralisé (1756-1763) se déroulera en Europe et outre-mer. Les Anglais la définiront comme « la guerre contre les Français et les Indiens ».

Le château, un vrai gouffre

La marée de touristes mettrait le château de Versailles en danger…
Patrice Pellerin : C’est un vrai souci. La dernière fois que je m’y suis rendu, il y a plus d’un an, on y effectuait de très gros travaux d’aménagement, creusant sous le château de nouvelles pièces, des toilettes par exemple. Aujourd’hui, les files d’attente devant sont interminables. Il reste aussi énormément d’appartements vides. Des projets d’aménagements existent, mais demandent beaucoup d’argent et de temps.
Les visites rapportent une véritable fortune, on ne va pas pleurer !
Oui, mais Versailles est un gouffre. N’oubliez pas qu’il y a trente à quarante ans le château était quasiment vide ! Les responsables achètent régulièrement des pièces de l’ancien mobilier, souvent en Angleterre ou aux États-Unis. On commande des reconstitutions, au grand dam des puristes ! Un travail de longue haleine. On a ainsi reconstitué l’appartement du Grand Couvert. Les visiteurs peuvent se rendre compte comment mangeaient les rois. Mais c’est un travail de longue haleine. Le dessin me permet de ressusciter ce passé à moindre coût.