Jeux olympiques de Berlin, 1936. Jesse Owens, noir américain, met la honte à Hitler en pulvérisant ses athlètes blancs et blonds censés démontrer au monde la supériorité du modèle nazi. 2024, Gradimir Smudja* raconte l’épopée lumineuse et tragique de cet athlète qui, la fête finie, redeviendra quasiment un sous-homme, boudé autant par le président américain que par le maître du IIIe Reich. Casemate 180 consacre un dossier de dix pages à cet album hors du commun. Restait à évoquer, entre autres, l’amitié surprenante d’Owens avec un de ses concurrents allemands, et le blues qui imprègne ce récit. Sans oublier un certain chat noir sans lequel cet album exceptionnel n’aurait sans doute jamais vu le jour.

* Auteur de Vincent et Van Gogh, Le Cabaret des muses… (Delcourt)

Comment se déroulent ces JO de Berlin en 1936 ?
Gradimir Smudja : Joseph Goebbels, chef propagandiste du nazisme, veut promouvoir le national-socialisme lors de ces onzièmes olympiades de l’ère moderne. Le IIIe Reich investit dix fois plus que prévu pour qu’éclate la suprématie de la race aryenne. Mais cette propagande a été gâchée par le petit-fils d’un esclave africain, Jesse Owens, qui remporte quatre médailles d’or.
Des gens ont-ils réclamé l’annulation de ces JO chez les nazis ?
Les quelques menaces de boycott sont restées sans suite. N’oubliez pas qu’alors, les nazis agissent pacifiquement, jouent la carte de la réconciliation. La guerre n’éclatera que trois ans plus tard.
Comment Jesse Owens devient-il l’ami du coureur allemand Luz Long ?
Des livres et des films pourraient être écrits sur cette amitié. Ils se respectent beaucoup, partagent le même caractère. Si physiquement le champion allemand incarne la race aryenne, il n’a ni sentiment de supériorité ni arrogance. Sa tâche consiste à vaincre les représentants des « races inférieures » en finale. Pourtant, en demi-finale, ses conseils aident Jesse Owens à se qualifier au saut en longueur alors qu’il a raté ses deux sauts précédents. Cette compétition restera à jamais gravée dans les mémoires comme une bataille sportive suprême entre deux champions de l’esprit olympique. Ils donnent l’impression qu’aucun des deux ne veut gagner. Un bel exemple d’amitié
Hitler refuse-t-il vraiment de serrer la main à Jesse Owens ?
Des canulars racistes bon marché et de mauvais photomontages de photos préexistantes ont circulé. La vérité est qu’après chaque victoire de Jesse, Hitler s’enfuit de la loge d’honneur…

“Roosevelt a ignoré le succès mondial d’Owens, refusant même de l’inviter à la Maison-Blanche”

Pourquoi Roosevelt n’a-t-il, lui non plus, pas salué ses performances ?
Une page honteuse de la ségrégation. Il a ignoré le succès mondial d’Owens, refusant de l’inviter à une réception officielle à la Maison-Blanche. Seuls les participants olympiques à la peau blanche y ont été conviés.
Jesse Owens a-t-il tout de même profité de son succès retentissant ?
Hollywood a ouvert toutes grandes ses portes aux vainqueurs des JO de Berlin… à la peau blanche. Ainsi au champion de natation Johnny Weissmuller, qui restera le Tarzan le plus célèbre du cinéma. Jesse Owens est devenu un héros du peuple, mais n’a pas bénéficié des privilèges les plus élémentaires. Si, un seul : une place sur un navire transatlantique, le Queen Mary, lors de son retour triomphal. Place qu’il n’aurait pu obtenir en temps normal à cause de sa couleur de peau.
Quand avez-vous décidé de consacrer un livre à Jesse Owens ?
Pendant le confinement de 2020, un chat noir s’est invité dans mon studio et m’a annoncé qu’il était temps de raconter la légende de son petit frère noir… Oui, je parle la langue des chats. Un vestige de ma vie antérieure.
Pourquoi ajouter ce narrateur félin, Snewo Essej ?
Mes histoires sont tissées à partir du monde des humains et des animaux. Ce chat est l’ami imaginaire de Jesse Owens. Sa force, son conseiller, son aide en cas de danger. Donc un chat noir qui porte chance. Les préjugés raciaux et de superstitions sont leur lot commun. Essej est également l’auteur et le narrateur de cette légende du garçon le plus rapide du monde. Et, créature diabolique, il joue évidemment du banjo blues, musique de Lucifer. Je le vois comme la personnification du poète afro-américain Robert E. Hayden. Ce dernier m’a aidé à écrire cette histoire sous un angle mystique. Son recueil de poésie Heart-shape in the Dust est mon livre préféré. Tout ce qui est le plus important s’y trouve : plusieurs siècles de souffrance humaine, d’amour vain, de foi en Dieu et en la vie.

“Je ne me fâche pas quand on compare mes albums aux peintures rupestres de Lascaux”

Vos grandes planches composées tiennent plus du tableau que de la BD !
Diplômé de l’académie d’art, je crée à la manière traditionnelle des dinosaures. Et, jusqu’à présent, personne ne m’a conseillé de passer à Photoshop. Je ne me fâche pas quand on compare mes albums aux peintures rupestres de Lascaux. Je suis entré en bande dessinée avec les bagages d’un peintre et graphiste académique. Et aussi de nombreuses années d’expérience en tant qu’illustrateur et caricaturiste. Le point commun à tout cela est que j’aime dessiner et peindre. Une dose quotidienne de nourriture mentale. Je respecte chaque page de la bande dessinée, chaque détail. D’où mes nombreux croquis, mes story-boards détaillés. Je suis très strict sur cette étape.
Allez-vous vraiment réaliser des tableaux à partir de certaines de ces planches ?
En effet. Je transposerai la scène des champs de coton (une double page commentée dans Casemate 180) en une peinture à l’huile de 4 mètres sur 2. J’espère sincèrement qu’elle sera exposée. Le public a toujours bien réagi à chacune de mes expos. Pour moi, une satisfaction supplémentaire.
Pourquoi ce premier album chez Futuropolis, après des décennies de publications chez Delcourt  ?
J’ai beaucoup de respect pour ce dernier, mais je voulais tenter une nouvelle expérience. Le soutien de Christian Lax et Claude Gendrot a été crucial. Mon éditeur Alain David a réussi héroïquement à me persuader d’aller jusqu’au bout de cet album après maintes supplications. S’il accepte de retravailler avec moi, je lui ai préparé une histoire sur un boxeur poids lourd fictif. Il serait d’origine irlandaise et aurait été retrouvé abandonné dans une boîte en carton à sa naissance. Sans nom ni prénom. Tout le monde le connaît sous le surnom de Big…

Propos recueillis par Marius JOUANNY
Supplément offert de Casemate n°180 – juin 2024

Jesse Owens,
Des miles et des miles,
Gradimir Smudja,
Futuropolis,
124 pages,
24 €,
5 juin 2024.


Vive la musique du diable !

Le blues puis le jazz courent en filigrane tout au long de cette épopée.
Gradimir Smudja : La musique est l’art que je respecte le plus. J’écoute blues, jazz et soul music chaque jour à la radio. Le blues reste le seul bagage de souffrance des âmes kidnappées sur les rivages d’Afrique, les tristes champs de coton et le delta du Mississippi. Il représente les yeux des aveugles, le pain des affamés pour les descendants d’esclaves. Et les Blancs le qualifiaient de musique du diable. Du cœur de la fleur du blues sont nés de nombreux genres d’une musique afro-américaine authentique. Le jazz a résonné pour la première fois à La Nouvelle-Orléans pendant la Grande Guerre. Un trésor musical inestimable offert au monde entier par les anciens créateurs du blues. La musique latino-américaine fait partie de la valise artistique des anciens esclaves. Le banjo, né au 14e siècle en Zambie, est aujourd’hui le premier instrument de la musique country américaine.
Vos artistes préférés musicaux ?
Muddy Waters et Chuck Berry, des génies. Leurs chansons ont été les plus plagiées par des rockers blancs. Mon guitariste et poète de blues préféré reste Mississippi John Hurt. J’ai peint des centaines d’aquarelles et de gouaches de tous ces maîtres du blues et du jazz. La seule musique avec laquelle j’arrive à créer quelque chose…
Avec Jesse Owens, Des miles et des miles, je veux raconter à quel point les artistes et champions sportifs afro-américains sont culturellement importants pour le monde entier. C’est l’un des messages de mon histoire.
Votre narrateur félin, Snewo Essej, affirme être le premier à jouer et à chanter du blues. Blague à part, sait-on quand et où il est né ?
Je ne le crois pas, les premiers musiciens de blues restent malheureusement anonymes. Les graines du blues ont été transportées par le vent, d’âme à oreille, de cœur à cœur, sur des décennies dans la majeure partie du sud des États-Unis. Alors qu’il était interdit par les propriétaires d’esclaves ! Ce genre musical et poétique est né de la souffrance humaine.

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