Pourquoi raconter Chris Kyle ?
Fabien Nury : Ce tireur d’élite est le héros du film de Clint Eastwood, American Sniper. Je ne raconte pas son histoire, mais celle de sa mort et des conséquences de sa mort. Donc l’histoire du film. C’est une sorte de réponse progressiste – à mon échelle – à American Sniper.
Progressiste ? Parce que le film d’Eastwood ne l’est pas ?
Je trouve bizarre de ne filmer que 16 morts quand le tireur est crédité de 160 tués confirmés. Le type est devenu célèbre grâce à ce record, et ce record n’est pas mentionné dans le film. J’ai du mal à croire que ces 160 bonshommes flingués pour certains à près d’un kilomètre de distance – certes, un exploit – soient tous parfaitement identifiés comme de sanguinaires terroristes. J’ai quelques problèmes avec l’orientation politique du film que je trouve pourtant plutôt bien fait. Cette histoire méritait un autre éclairage, comme beaucoup d’éléments de la mythologie américaine. Il y a plusieurs versions d’O.K. Corral ou de Jesse James. American Sniper est un peu l’équivalent moderne de la légende de Jesse James, célèbre hors-la-loi américain qui fut tué par Bob Ford. Eh bien, moi je m’intéresse à Eddie Ray Routh, l’homme qui a tué Chris Kyle. Juste pour regarder cette histoire d’un autre point de vue.
Que pensez-vous de Clint Eastwood cinéaste ?
Je suis fan depuis ma jeunesse de ses films, mais également effaré par son évolution politique au cours de ces dernières années. Eastwood soutenant Trump, ça m’a fait mal ! D’accord, il en est revenu, mais aurait pu ne pas y aller. Ennemi d’Obama et soutien de Trump, sur un CV, je n’aime pas trop. N’empêche, nombre de ses films sont admirables.
Qu’est-ce qui vous fascine dans la vie et surtout la fin de Chris Kyle ?
Sa mort et ses conséquences m’ont paru hyper révélatrices de certaines vérités sur l’Amérique d’aujourd’hui. La guerre en Irak, la fascination pour les armes, la musculation, des éléments culturels comme la musique country et le cinéma. Le rôle d’Hollywood. Le rapport à la réalité et aux légendes – donc les fake news. Leurs systèmes médiatique et judiciaire qui fonctionnent ensemble. Ou pas. Tout un tas de névroses contemporaines. Chris Kyle, personnage contrasté que je ne condamne pas en bloc, est devenu une icône inattaquable aux États-Unis. Je veux comprendre pourquoi, au contraire, dans un certain nombre d’autres pays il fait peur ! Ce guerrier célèbre crédité de 160 tués, mais auteur peut-être de 255, est abattu sur un champ de tir par Eddie Ray Routh, autre soldat revenu de la guerre d’Irak très traumatisé. Et qui n’avait jamais tué personne au cours de sa carrière militaire. Kyle aidait à sa manière des traumatisés et des grands blessés en les emmenant faire du tir. Le destin est ironique.

“Contre Obama et pour Trump, je n’aime pas trop. Mais nombre de ses films sont admirables”

Eastwood est non seulement un des plus grands réalisateurs de western, mais il en est aussi un grand connaisseur. Il a pris cette histoire et choisi d’en faire un Sergent York, ce film d’Howard Hawks sur un soldat de légende, héros de guerre incarné par Gary Cooper. Sergent York est un film de propagande de 1941 voué à expliquer pourquoi il fallait combattre les nazis. Sergent York sur la guerre d’Irak, ça marche un peu moins bien ! Mais surtout, un aussi fin connaisseur qu’Eastwood a forcément vu que l’histoire de Sergent York contenait Le Brigand bien-aimé voire, plus récemment, L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, et a choisi de ne pas montrer cet aspect-là. Je me demande pourquoi.
Le film d’Eastwood fait partie de l’histoire, car il était déjà en production au moment du meurtre. Cela a changé sa fin qui a connu une belle carrière commerciale d’autant qu’il est sorti juste avant le procès d’Eddie Ray Routh. Des jurés l’avaient vu. Au-delà du fait divers, ce qui m’intéresse, ici, c’est de montrer comment on fabrique une légende. J’avais vraiment l’impression de faire un western contemporain – mais sans chevaux.
Avez-vous pris quelques libertés avec la vérité historique ?
Aucune. Chris Kyle est un documentaire. Je n’ai pas inventé une seule réplique. Je n’ai pas écrit un scénario au sens classique du terme, mais simplement gardé certains documents, en ai coupé d’autres. Tous les protagonistes se sont exprimés dans les médias. Et ils dialoguent mieux que je pourrais le faire ! Même la course-poursuite est visible sur internet. Chris Kyle est un bouquin important pour moi. Mais j’ignore comment il sera perçu.
Le cinéaste Eastwood a connu peu d’échecs commerciaux. Et le scénariste Nury ?
Necromancy ou le spin-off de Légion n’ont pas très bien marché. Mais, en règle générale, je m’en tire plutôt bien. Ainsi la série Il était une fois en France a-t-elle visiblement touché une corde sensible dans l’imaginaire collectif. Les ventes de Tyler Cross – avec Brüno – sont elles aussi excellentes.

“Je n’ai pas inventé une seule réplique. J’ai gardé certains documents et coupé d’autres…”

Pour une raison précise ?
Nous y racontons des histoires non contemporaines avec des antihéros, assez noires, pessimistes. A priori, rien de très grand public. J’ai la chance de toucher un certain public avec ce type d’histoires et suffisamment pour en vivre. Je n’y peux rien puisque ce sont juste les histoires qui me viennent. Je suis content de n’avoir écrit que des histoires qui me plaisaient. Sur plus de vingt ans, je ne pense pas qu’on puisse juger que je me suis galvaudé en essayant de séduire je ne sais quel public. Mais il faut se renouveler. Charlotte impératrice, une princesse, Chris Kyle, un documentaire contemporain, sont deux genres nouveaux pour moi, mais parlant de thèmes que j’explore depuis toujours.
Avez-vous vécu des problèmes de censure ?
Je n’en ai pas souvenir. Ah si, une blague sur un Tyler Cross qui contient une scène très dure et très humiliante pour une jeune femme. Une scène assez horrible. L’album est vendu en prépublication par Dargaud à un quotidien, Le Soir, je crois. Problème, le journal a donné son accord en ayant lu les trente premières pages. Or, la scène en question se déroule dans les pages 60. Difficile de les mettre devant le fait accompli. Donc on a supprimé la scène avec une demi-rustine de dialogue. Mais, bien sûr, elle est restée dans l’album. Sinon, je n’ai pas eu trop de soucis de ce côté-là. Oui, mes albums ne s’adressent pas à un jeune public. Les libraires le savent et en tiennent compte.
Katanga ne vous a-t-il pas fait taxer de colonialiste par certains ?
Je ne crois pas. À la lecture de ce triptyque, j’espère qu’il est impossible de penser une seule seconde que les auteurs regrettent « le bon temps des colonies ». Nous montrons la monstruosité de cette époque sans ambiguïté.
Refusez-vous de montrer certaines choses ?
Atar Gull ou Le Destin d’un esclave modèle suit un personnage tellement dur, tellement monstrueux que je n’arrivais pas à l’imaginer de façon réaliste. Nous avons finalement réussi à montrer cette histoire grâce au style de Brüno. Mais j’ai coupé une scène du roman d’Eugène Sue. Sur un navire négrier, la mère d’un bébé meurt. Personne pour l’allaiter. Le bébé est jeté par-dessus bord. Alors, oui, la scène est arrivée, mais je m’arrête avant. Je n’y arrive pas.

Propos recueillis par Frédéric VIDAL
Supplément offert de Casemate n°135 – juin 2020.

L’homme qui tua Chris Kyle,
Une légende américaine,
Fabien Nury, Brüno,
Dargaud,
160 pages,
22,50 €,
29 mai 2020.

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