Résistante, a abattu un officier allemand, attaqué une gare. Grand reporter, a vécu dans un maquis vietcong, raconté la guerre d’Algérie. Puis dénoncé les conditions de travail dans les hôpitaux. Casemate 148 a interrogé le scénariste Jean David Morvan et le dessinateur Dominique Bertail qui racontent en trois tomes la vie de Madeleine Riffaud, poétesse à ses heures, animée depuis toujours par les feux de la colère. Suite de leurs interviews.
Comment avez-vous découvert Madeleine Riffaud ?
Jean David Morvan : En mai 2017, lors de la rediffusion d’un documentaire télé de 2015, Résistantes, dans lequel elle témoignait ainsi que son amie Cécile Rol-Tanguy, la femme du colonel, décédée en mai 2020, et Marie-Jo Chombart de Lauwe, résistante rescapée du camp de Ravensbrück. Madeleine répondait plutôt sèchement à des questions qui, m’expliqua-t-elle, ne lui paraissaient pas à la hauteur. D’où une certaine électricité dans l’air qui donnait à la séquence quelque chose de très puissant. Je me suis dit qu’il fallait absolument que je la contacte.
Votre première rencontre ?
J’ai fait des pieds et des mains pour trouver son numéro. Finalement, un ami journaliste me le procure. Je l’appelle, lui raconte ma quête et elle rit : « Voyons, je suis dans l’annuaire ! »
A-t-elle facilement dit oui à votre projet ?
Au contraire, elle m’a répondu que les BD, c’était pour les mômes. Puis m’a rappelé, convaincue par un ami réalisateur qu’elle tenait là le moyen idéal pour toucher la jeunesse. Et pas qu’elle. Je suis allé la voir chez elle, dans le Marais, à Paris. Quatre heures d’entretien durant lesquelles nous nous sommes découverts. Le soir, je rentre à Reims et sur le pas de ma porte, mon portable sonne. C’est elle. Et c’est reparti pour trois heures de discussion !
Vous aviez déjà la matière d’au moins un bouquin ?
Non, car je n’avais pas osé sortir un enregistreur tout de go à notre première rencontre.
Vous dites qu’une petite colère ne lui fait pas peur.
Madeleine semble toujours en colère. Et cela sans doute depuis sa naissance. Son mode d’action. Parfois, elle nous engueule, Dominique Bertail et moi. C’est la seule personne qui nous rend contents en râlant contre nous ! Cela lui fait du bien et, la plupart du temps, elle n’a pas tort. On sent chez elle une révolte permanente, ce qui sans doute la fait tenir.
“Le communisme est dans l’esprit du temps, de la jeunesse, comme aujourd’hui l’écologie”
Le 11 novembre 1940, des jeunes chrétiens communistes, gaullistes manifestent contre les nazis à l’Arc de Triomphe.
Je tenais à montrer cette scène. Madeleine s’est retrouvée dans un réseau communiste, les Francs-tireurs, sans vraiment le choisir. Prendre contact avec un réseau était difficile, et quand on en trouvait un, on l’intégrait. D’autant qu’à l’époque le communisme était dans l’esprit du temps, de la jeunesse, comme aujourd’hui l’écologie. Mais Madeleine tient à rappeler que chez les cathos, mecs de droite, aristos, beaucoup ont fait cause commune avec les autres dans la Résistance. Pour elle, le CNR, Conseil national de la Résistance, reste quelque chose de très important.
Vous la montrez plus motivée par une humiliation subie que par un raisonnement purement politique.
Une notion hyper importante. Je travaille sur un album consacré à l’agence de presse Magnum. On y revoit le photographe Robert Capa (1) juste avant qu’il ne meure en Indochine, en 1954. Il raconte comment, sur de petites routes de campagne, des militaires en moto obligeaient des piétons vietnamiens à sauter dans les rizières. Combien de jeunes ce genre d’humiliations a-t-il poussés dans le camp Vietminh ? En humiliant les Français, les Allemands ont contribué à la Résistance, comme les Français plus tard ont joué les recruteurs pour le Vietminh.
Son mari la traitait de gauchiste. Elle se disait ouvriériste. Où se situe-t-elle aujourd’hui ?
Quand elle est seule, Madeleine écoute France Info toute la journée et toute la nuit. D’autant, dit-elle, que la nuit des journalistes se permettent de donner des informations qu’on n’entend pas dans la journée, de présenter une vision un peu plus complexe qu’aux heures de grande écoute. Elle a toujours l’esprit aussi vif, un point de vue très intéressant sur l’actualité. Et reste du côté des gens pauvres. Dans les années 70, Madeleine a travaillé incognito comme fille de salle dans un hôpital, partageant le quotidien des infirmières, aides-soignantes, agents d’entretien. Et raconté, dans Les Linges de la nuit (2), leurs conditions de travail révoltantes et les dangers qui guettaient déjà l’hôpital public.
Tendance Gilets jaunes ?
Oui, mais pas Black bloc. Encore que jeune, peut-être… Elle est plutôt déchirée, hostile à la violence, mais, dit-elle, si personne ne fait rien, il ne se passe rien. Madeleine n’a pas peur des paradoxes, elle aime la réflexion, ne court pas après les pensées simples ou simplistes. D’où des échanges très intéressants.
Pourquoi l’indiquer comme coscénariste sur la couverture ?
On a tellement passé de temps ensemble, nous devons avoir près de 500 heures d’enregistrement. C’est donc la moindre des choses. J’étais fasciné. Plus elle remontait dans le temps, plus ses souvenirs devenaient précis, détaillés. Ainsi lors d’un souvenir de chasse de sa jeunesse. J’avais écrit qu’elle tirait sur des canards. Elle m’a forcé à être moins précis. Elle adorait les canards et ne leur aurait jamais tiré dessus. Son salaire sur cet album est le premier argent qu’elle touche pour son travail depuis vingt-cinq ans. Elle en est très contente.
“Combien de gens l’humiliation a-t-elle poussés vers la Résistance et ensuite vers le Vietminh ?”
Peut-on raconter une vie en BD sans prendre quelques raccourcis, quelques accommodements avec la réalité ?
C’est une question d’éthique personnelle. Madeleine avait connaissance de chaque scène écrite. Parfois, cela frottait un peu. On est bien forcé de réécrire des scènes oubliées, mais toujours en essayant de rester dans le ton de l’époque.
Un exemple ?
L’homélie de l’abbé Lavallard dans son village de Folies, en 1941. Un épisode très important pour Madeleine, nous reviendrons plus tard sur ce prêtre qui survivra à Mauthausen. Elle gardait le souvenir d’une de ses homélies qui avait marqué tous les gens du village. Mais, évidemment, pas de ses termes précis. Elle m’a donné quelques détails, dont l’histoire du bon samaritain. Avec Dominique, qui lui fut enfant de chœur, nous avons imaginé un texte qui pouvait correspondre. Madeleine a été tellement contente du résultat que nous avons tout gardé, tant pis si du coup la page est un peu chargée en texte. De temps en temps, ce n’est pas si mal !
Nous avons essayé d’y mettre certaines choses qui expliquent ce que fut l’esprit de la Résistance. Les mêmes valeurs primaires, les mêmes élans alors du communisme et du catholicisme. Madeleine va devenir communiste, même si aujourd’hui elle s’en défend.
N’est-ce pas malgré tout casse-gueule ?
Pas avec Madeleine comme coscénariste. Mais, par exemple, dans La Ferme de l’enfant-loup (3), j’ai inventé des personnages, mais en essayant de raconter le plus exactement possible la véritable histoire du maquis du Vercors. J’amasse un maximum de doc pour ne pas être à côté de la plaque, ne pas faire réagir ces personnages comme ils le feraient de nos jours. Mais je me refuse à faire accomplir des actions imaginaires à un personnage ayant existé.
À propos de bios, où en est votre collection sur les tueurs en série ?
Le sixième, consacré à Dennis Rader, dit BTK, sera le dernier. J’avoue que me plonger dans la tête de ces gens-là est un peu exténuant, même si j’introduis toujours une frontière entre eux et moi. Pas envie de devenir fou !
Pas traumatisé par la révélation de la mythomanie de votre conseiller Stéphane Bourgoin ?
C’est la vie ! Je l’ai de temps en temps au téléphone, il est en train de rebondir. Mais n’a évidemment pas pu assurer la promotion de la série sur les plateaux télé comme nous l’escomptions. Du coup, on est passé en mode promo minimum.
Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément offert de Casemate n°148 – juillet-août 2021.
1. Voir aussi Omaha Beach, 6 juin 1944, Bertail, Capa, Morvan, Tréfouël, Lebrun, Dupuis.
2. Les Linges de la nuit, réédité chez Michel Lafon, 26 août.
3. La Ferme de l’enfant-loup, Facundo Percio, Jean David Morvan, Albin Michel.
Madeleine, résistante #1/3,
Dominique Bertail, Jean David Morvan & Madeleine Riffaud,
Dupuis,
91 pages,
23,50 €,
20 août 2021.
À Paris, nos pas dans ses pas
Quelques planches montrent un Paris occupé, mais un Paris plutôt souriant. Une manière de décompresser ?
Dominique Bertail : Il y a de ça. Madeleine y débarque en été, indépendante, amoureuse. Et découvre cette cité malgré la dureté de l’Occupation. Je profite de cette histoire d’amour pour passer un peu de temps à présenter cette ville que j’aime beaucoup et dont je ne me lasse pas. Madeleine a pris énormément de risques pour défendre son pays, cette ville, et je devais montrer que Paris valait la peine d’être sauvée. D’autant que j’y prends un vrai plaisir personnel.
Le Paris que je montre est un mélange entre celui que Madeleine me décrit et celui que j’adore. On y voit les bouquinistes ouverts et ce n’est pas un hasard. Je les aime. Mais c’est aussi une manière de dessiner des soldats allemands gardant encore un lien avec la littérature. Non pas pour les rendre sympathiques, mais pour montrer qu’ils n’étaient pas tous ces super-vilains qu’on voit souvent au cinéma.
Avez-vous vécu à Paris ?
Une quinzaine d’années. Dans le 8e, 3e, 19e. Je m’y suis bien baladé ! Madeleine me décrit les ambiances sonores d’alors. L’absence quasi totale de voitures, quelques bus et des vélos… Chaque fois que je dessine une case sur Paris, j’ai un peu Tardi en tête, pensant à sa rigueur, à son implication dans sa représentation de la ville. J’essaie de m’y immerger autant que lui. Après avoir entendu Madeleine, avec Jean David nous allons nous balader dans les endroits dont elle nous a parlé, essayant d’imaginer ce qu’elle y avait vécu. Marchant dans ses pas.
“En sortant de chez Madeleine, nous allons nous balader dans les endroits dont elle nous a parlé”
Exemple ?
Récemment, je suis retourné aux Buttes-Chaumont. On avait eu beaucoup de mal à reconstituer très précisément l’arraisonnement d’un train à cette gare par les quatre du commando de Madeleine. Ce qu’elle nous racontait ne collait pas. On a finalement compris. La passerelle dont elle parlait n’existe plus. Jean David, qui a fait un gros travail de doc, a retrouvé des traces des lieux de l’époque, ce qui nous a permis de mieux comprendre l’action du commando.
Travaillez-vous d’après photos ?
Je me balade sur place pour avoir l’espace en tête, mais story-boarde sans photo. Une photo m’inciterait à me servir de son cadrage, même s’il n’est pas le plus adapté. Une fois le story-board au point, je retourne sur les lieux et je les photographie sous le bon angle, précisant tous les détails que ma mémoire n’a pas enregistrés au premier passage. J’ai inauguré cette méthode à Dubaï pour Ghost Money. Très efficace pour ne pas être esclave des documents photo.
Et surtout, en allant sur place, l’action passée s’imprime comme un souvenir dans ma tête. Du coup, j’y crois. J’ai toujours besoin de croire à ce que je dessine. Car j’imagine que, si je n’y crois qu’à moitié, il y a peu de chance que le lecteur y croit. En amont, Jean David me mâche énormément le travail, m’envoie des dizaines d’images. Ce projet lui tient tant à cœur ! Travailler ainsi est super confortable.
Nous partirons réveiller les hommes
Madeleine, sauvée par le poète Paul Eluard alors qu’elle est aux portes du suicide (Casemate 148), devrait voir tous ses poèmes réédités. En voici un, Un soir, pont Notre-Dame, choisi par Jean David Morvan, dont la première strophe évoque son séjour en sanatorium pour soigner sa tuberculose. Les trois docteurs, qui apparaissent dans la BD, Herzog, Meyer et Cohen, sont trois pneumologues juifs cachés dans la montagne par le docteur Douady. La suite fait allusion à un acte de résistance du groupe de Madeleine que raconte, pour Casemate, Éloise de la Maison qui a accompagné Morvan dans son travail de reconstitution de la vie de Madeleine :
« Mi-1943, le Conseil national de la Résistance (CNR) vient d’être formé. Les approvisionnements en armes sont un peu plus fournis. Le groupe de Madeleine reçoit du plastic, explosif genre pâte à modeler qui sent l’amande. Ils décident de faire sauter un convoi de camions allemands stationné place d’Italie, devant la mairie. Les chauffeurs ont l’habitude de jouer aux cartes, dans la première cabine.
Quatre personnes vont se charger de la mission : Manuel, armé d’un revolver, en protection armée. Janson, en vélo, au guet. Paul et Madeleine, jouant les amoureux, doivent placer le plastic sous le cul d’un camion. Mais Janson attire malgré lui l’attention des Allemands qui décident d’aller jeter un œil à leur chargement. Paul et Madeleine se retrouvent entourés de cinq ou six soldats et autant de mitraillettes. Situation désespérée. Manuel, avec son pauvre petit pistolet, ne peut rien faire. Il suffit que les Allemands secouent les amoureux pour découvrir le plastic qui leur reste. Paul, vite, serre Madeleine contre lui et lui donne un vrai baiser de cinéma. Les Allemands croient voir deux amoureux voulant faire leur petite affaire entre deux camions et leur lancent : “Aaah Franzosen toujours amour ! Raus !” Fichez le camp ! Le couple s’éloigne, remonte vers le nord, vers Notre-Dame. Une heure plus tard, une explosion détruit trois camions du convoi de l’occupant. »
Un soir, pont Notre-Dame
Le malheur était absolu.
Entre les murs laqués de vert
Passaient et repassaient les monstres de la fièvre.
La chaîne des montagnes obstruait la fenêtre
Où criaient des choucas sans jamais se poser.
Et tout le jour, autour du lit, tournaient
Le ballet demi-deuil des infirmières
Et des curés,
La ronde rituelle des trois docteurs
Vêtus de blanc.
Je suis sortie de là, je ne sais trop comment.
Et la vie d’autrefois, tu vois, s’est déchirée
Lambeau après lambeau, comme une étoffe usée.
Nous avons lutté ensemble
Tout ce jour.
Le soir, douce bête grise,
Vient caresser nos corps tendus,
Notre fatigue.
La lune viendra, et puis le matin.
Et nous partirons réveiller les hommes
Qu’ils le veuillent ou non.
Et nous leur ouvrirons la porte des prisons
Pour leur montrer le feu, le vent libre, le ciel,
Pour leur donner le fer, le combat. Et du pain.
Les anges combattants sourient
De leurs niches de pierre.
Un petit enfant sale a souri, lui aussi.
Comme s’il devinait
Ce que pour lui nous allons faire.
Le pont blanc maintenant désert
Pont de navire —
Semble voguer vers les usines
Usines au lointain doré.
Demain.
Demain l’attente et les mots durs.
Demain le combat, le soleil et le sang.
Après demain, nos regards triomphants.
Mais ce soir, ton épaule
Contre la mienne sur le pont.
Et notre joie, jamais finie,
Coulant de nous, double fontaine
En dérivant à l’infini
Au fil de l’eau.
Madeleine Riffaud
Paris, juillet 1943