Après avoir raconté dans Casemate 84 la vie d’Élisabeth Dmitrieff, aristocrate russe devenue l’une des égéries de la Commune de Paris, Wilfrid Lupano revient sur les occasions manquées qui auraient pu changer le combat entre Paris la révoltée et le gouvernement de Thiers replié sur Versailles. On apprend ainsi que la morale des assiégés leur interdisait de toucher aux tonnes d’or qui dormaient dans les sous-sols de la banque de France. Et qu’ils ne savaient pas où étaient entreposés des milliers de fusils et de boulets de canon.
Comment est né Communardes ?
Wilfrid Lupano : Depuis plusieurs années, je voulais parler de la Commune de Paris, période méconnue, complexe et très courte, qui s’étale de mars à mai 1871. Ne souhaitant pas tomber dans la pure bande dessinée historique, je raconte la Commune par les femmes, grandes oubliées de l’Histoire, malgré leur rôle important. Lucy Mazel, Anthony Jean et Xavier Fourquemin dessinent chacun la trajectoire d’une de ces communardes.
La Commune de Paris, c’est quoi ?
Un processus révolutionnaire électoral et légal. Après leur victoire sur l’armée française de Napoléon III, les Prussiens rêvent de défiler sur les Champs-Élysées. La population de Paris s’y refuse, vit six mois de siège difficiles, et profite de l’ébullition d’idées socialistes et anarchistes de la fin du 19e siècle pour réinventer la société parisienne. Après la capitulation, le peuple de Paris est déçu par le gouvernement d’Adolphe Thiers. Les manifestations se multiplient, et le gouvernement s’exile prudemment à Versailles, loin de l’agitation de la capitale. Thiers envoie l’armée récupérer les canons de Montmartre, ce qui ne plaît pas aux Parisiens, puisque ces pièces d’artillerie furent fondues lors du siège prussien, grâce à un appel à cotisations – du crowdfunding avant l’heure ! La ville se referme alors sur elle-même, organise des élections et porte au pouvoir un comité général, formé de délégués d’inspiration socialistes, voire anarchistes. Pas de stars ni d’hommes politiques en vogue parmi eux. La Commune est un mouvement populaire, avec des gens issus du peuple.
Que proposent-ils ?
L’école mixte et gratuite pour tous, la possibilité de créer des ateliers autogérés, la reconnaissance de l’union libre et des naissances qui en découlent… Problème, l’argent et l’énergie des communards sont avant tout dépensés en bataillon pour assurer la défense et tenir militairement la ville face aux troupes du gouvernement français. Certaine de faire école grâce à son énergie et son exemplarité, la Commune de Paris oublie la bataille de la communication. Tenue par le gouvernement, la presse de province dépeint les communards comme une bande d’ivrognes à moitié fous, de prostituées va-t-en-guerre et de pyromanes en train de détruire la capitale… Les Communes naissantes à Marseille, Toulon ou en Corse sont rapidement réprimées.
Pour la presse de province : un ramassis d’ivrognes, de prostituées et de pyromanes
Comment les communards fonctionnent-ils ?
D’un côté, ils tiennent aux longs débats, au consensus. De l’autre, le siège de Paris impose des décisions dans l’urgence. Suite au siège de la ville par les Prussiens, ils se retrouvent à la tête d’une administration en miettes, avec des écoles fermées, des fonctionnaires pas payés, des arbres coupés pour alimenter les feux… De plus, nombre de fonctionnaires haut placés ont rejoint Versailles en emportant registres et index. Sans ces éléments, les communards sont incapables de retrouver les entrepôts, et ne mettront jamais la main sur des milliers de fusils, uniformes et boulets de canon stockés dans la ville. Ce côté « les pieds nickelés font la révolution » est gaguesque ! Au bout du compte, leur projet échoue en partie parce que les communards ne sont pas maîtres du calendrier.
Élisabeth Dmitrieff semble consciente que la banque de France est la clé du conflit.
Les communards sont très attachés à leur processus révolutionnaire électoral, légal, et n’ont aucune vue sur l’or et l’argent de la banque de France. Au nom de quoi s’empareraient-ils d’une institution qui n’est pas parisienne ? Les voilà pris à leur propre jeu, puisque la banque est au service du pouvoir versaillais, et reçoit chaque semaine un émissaire du gouvernement français, avec un sauf-conduit, pour négocier de nouveaux prêts servant à faire la guerre aux Parisiens ! Ça paraît fou, c’est pourtant vrai.
Et les communardes dans tout ça ?
Elles ont un rôle d’ambulancières, de cantinières, mais les hommes ne veulent pas les voir sur les remparts. Nombre d’entre elles sont des prostituées, ce que les femmes de soldats voient d’un mauvais œil. Pas question que leurs maris se battent au côté de femmes aux mœurs légères ! Dès le siège contre les Prussiens, un projet de femmes combattantes, « les Amazones de la Seine », dont je parle dans Les Éléphants rouges, finit par capoter, malgré nombre de volontaires. Le vieux maréchal à la tête de l’armée, avec moustaches en guidon de vélo et monocle, croit à une blague. Les esprits ne sont pas près.
Chacun a le droit de faire des blagues sur les camps de concentration, mais, en revanche…
Le mari d’Élisabeth, un officier russe, semble plus ouvert d’esprit…
À l’époque, les jeunes filles russes sont sous l’autorité de leur père ou de leur frère. Impossible pour elles de prendre des décisions seules, de voyager, à moins d’être veuve ou mariée. Ça tombe bien, la Russie connaît une « épidémie » de vieux officiers révolutionnaires dans l’âme et très progressistes, d’accord pour épouser de jeunes filles et leur verser une rente annuelle, sans consommer le mariage. Ces femmes peuvent alors échapper à toute tutelle et vivre leur vie, comme Élisabeth. Son mari, malade, meurt quelques semaines après son retour en Russie. Elle se retrouve veuve à 20 ans.
Seulement trois tomes sur la Commune ?
Peut-être y en aura-t-il d’autres. La BD me permet de mélanger personnages de fictions et personnages historiques pour offrir un tableau global de la Commune. Il me reste des choses à raconter sur les trajectoires de ces communardes. Beaucoup d’entre elles furent exilées en Nouvelle-Calédonie, comme Louise Michel qui y passa dix ans et y mit un bordel monstrueux, en contribuant au soulèvement des Kanaks !
Propos recueillis par Paul GINER
Supplément gratuit de Casemate 84 – août-septembre 2015.
Communardes !,
L’Aristocrate fantôme,
Anthony Jean, Wilfrid Lupano,
Glénat,
14,50 €,
23 septembre.