S’il salue Blast, son plus grand choc depuis La Ballade de la mer salée, le concepteur de Cyann, avec Claude Lacroix, ne ménage pas les différents ministères de la Culture qui, accuse-t-il, ont laissé et laissent se dégrader la situation d’auteur. Suite de l’interview de François Bourgeon parue dans Casemate 72, à l’occasion de la conclusion du Cycle de Cyann.

Dans Casemate 72, Yann se dit désolé de laisser tant de bonnes idées sur le carreau par manque de place. Est-ce aussi votre cas ?
François Bourgeon : Bien sûr. En travaillant sur La Petite Fille Bois-Caïman, j’ai découvert énormément de choses passionnantes que je n’ai pu intégrer à mon récit. Quand le canon tonne sur le bayou, je sais exactement ce qu’il se passe et cela me démangeait de le raconter. Les témoignages d’époque sont bien plus passionnants que les récits d’aujourd’hui. Tout simplement parce que ceux qui les ont écrits ne connaissaient pas la fin de l’histoire. D’où une double lecture, par exemple des textes de Francis Garnier qui passa sa vie à explorer le Mékong. On les lit avec un autre œil quand on sait qu’il sera retrouvé décapité, émasculé et le cœur arraché par les Pavillons noirs fin 1873.
Passons aux choses sérieuses : deux albums de Cyann sans scène d’amour ni le moindre t-shirt mouillé, est-ce raisonnable ?
En tout cas, cela montre que ces scènes ne sont pas systématiques dans mes histoires. La situation de Cyann est assez dramatique pour qu’elle n’ait pas le cœur à ça. L’idée ne l’effleure même pas. Rappelons que voir ses ébats avec Akhmar diffusés sur tous les écrans de la planète Marcade l’a sérieusement refroidie…

Je préférerais une bonne animation à un film à moyens restreints et bateaux en plastique

Comment réagiriez-vous à une demande d’adaptation au cinéma d’une de vos séries ?
Cela me paraîtrait impossible pour Les Compagnons du crépuscule où l’on joue beaucoup sur le langage d’époque. Cela deviendrait très vite pénible à l’écran. Pour Les Passagers du vent, il y a eu quelques tentatives, mais cela demanderait de gros moyens. À la limite, j’aimerais mieux une très bonne adaptation en animation qu’un live à moyens restreints avec bateaux en plastique déguisés en galions. Ce genre de projet ne peut être mené que par des gens qui en brûlent d’envie, qui en sont habités jusque dans leurs tripes. Mais je crains que, bientôt, n’importe qui puisse faire n’importe quoi tant le droit d’auteur est de plus en plus battu en brèche.
Exemple ?
La BnF peut déjà mettre sur la toile des œuvres qui ne sont plus rééditées depuis une décennie en se passant de l’avis de l’auteur. C’est tout à fait anormal. Prenons un exemple caricatural, mais parlant. Un auteur tombe dans le coma pendant dix ans ou est pris en otage. Au bout de dix ans, il revient. Non, ne me dites pas que son éditeur a payé sa rançon, je ne le croirais pas. Il revient et que trouve-t-il ? Si son éditeur s’est désintéressé de ses bouquins, la Bibliothèque nationale peut les mettre en ligne, en versant la moitié des sommes récoltées à leur premier éditeur. Ce qui voudrait dire, dans mon cas, que les droits des cinq premiers titres des Passagers du vent reviendraient à Glénat !


Et l’auteur ne peut rien dire ?
Si, mais pour cela, encore faudrait-il qu’il soit tenu au courant. Ce qui n’est pas prévu. À chacun d’aller sur le site de la BnF vérifier que ses albums ne sont pas en ligne. Dans ce cas, il peut faire opposition, opposition qui sera jugée, acceptée ou refusée.
Autre scandale. Les éditeurs n’ont plus à déclarer les réimpressions à la Bibliothèque nationale et au ministère de l’Intérieur. Auparavant, un auteur qui avait des doutes pouvait les lever ou les voir confortés sur le site de l’un ou de l’autre. Aujourd’hui, terminé, impossible pour un auteur de savoir combien d’exemplaires de ses albums sont imprimés. Sans preuve, essayez d’aller donc voir un juge… Ce sera parole contre parole.
À qui la faute ?
Aux gouvernements successifs qui se sont laissé imposer ce genre de mesures par les lobbys d’éditeurs. Les auteurs sont systématiquement oubliés. À quoi sert le ministère de la Culture ? Il vaudrait mieux le supprimer plutôt que de tenter de faire croire qu’on s’intéresse un tant soit peu à la culture !
Que pensez-vous du roman graphique et des BD au dessin, disons, pas léché outre mesure ?
Le problème, c’est que pour vivre certains publient deux, trois ou quatre titres par an. Un truc à s’épuiser vite, sans compter le risque de lasser. Mais tout le monde n’a pas envie de passer autant de temps sur son dessin que moi et quelques autres. Mais, je le reconnais tout à fait, le résultat est parfois bluffant.

Blast prouve qu’on peut encore produire des œuvres que personne n’a réalisées avant vous

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Exemple ?
Blast, de Larcenet. On ne voit pas ça tous les jours. Quel choc ! En le découvrant, on se dit qu’il est encore possible de produire des œuvres que personne n’a réalisées avant vous. Je compare Blast au film Garde à vue. Je ne me souviens pas avoir éprouvé une telle émotion depuis La Ballade de la mer salée de Pratt.
Il n’y a pas de beau ou de mauvais style, seulement de bonnes ou de mauvaises histoires, bien ou mal racontées. Dans tous les styles. Le dessin peut se résumer à trois coups de crayon et fonctionner merveilleusement. Voir Reiser ! Le problème vient de gens qui, ne sachant rien faire, décident de faire de la bande dessinée. Ceux-là racontent des histoires inintéressantes avec un graphisme inintéressant.
Il y a quand même une justice, ils vendent peu !
Oui, mais quand, en multipliant les albums, ils arriveront à racler un demi-SMIC, la bande dessinée sera définitivement morte. La profession est en train de tuer la profession. Les éditeurs se sabordent, mais tant qu’ils font du fric… et qu’ils pensent qu’au pire ils trouveront toujours un gugusse pour les racheter. Pourquoi Casterman s’est-il vendu à Flammarion qui l’a revendu à Gallimard ? Il y en aura finalement un qui se fera couillonner.

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Je passe trois ans sur un album. Quel jeune auteur pourrait se le permettre aujourd’hui ?

Pas trop triste de ne pas voir les nouveaux auteurs suivre votre exemple ?
La plupart n’en ont pas la possibilité. Je passe trois ans sur un album. Qui peut se le permettre aujourd’hui ? D’autant que le public est plus dispersé, que les gens lisent de moins en moins, y compris de BD. La surproduction a peut-être été une erreur, mais je ne suis pas sûr du tout que la diminuer arrangerait vraiment les choses. Mais, à cause d’elle, il est très difficile actuellement pour un amateur de suivre l’actualité de la BD.
La recette du succès ?
J’en reviens toujours aux primordiaux : la narration doit guider l’auteur. Si l’on n’a l’envie collée aux tripes de raconter son histoire, si l’on n’a envie de trouver le bon moyen de la raconter, c’est qu’on n’a pas choisi le bon métier.

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Les histoires, il y a des scénaristes pour cela, non ?
Un binôme dessinateur-scénariste qui fonctionne est pour moi un petit miracle. Ce doit être deux personnes qui travaillent ensemble pour le même but. Un dessinateur n’est pas, ce qui est trop souvent le cas, l’exécutant du scénariste, maître à penser. Si le dessin ne sert qu’à illustrer, à mettre en valeur le scénario, ça ne marche pas.
Testez-vous vos histoires autour de vous ?
Jamais. Je fais simplement tout pour y croire moi-même. Si j’y crois, j’ai une chance que le lecteur y croit aussi.

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Un monde aussi riche et complexe que celui de Cyann a dû faire le bonheur des pinailleurs !
Eh bien non. La seule erreur fut découverte par le traducteur danois des Couleurs de Marcade. Il affirmait qu’un personnage, à qui nous donnions 58 ans, en avait dix de plus. J’ai refait tous mes calculs, il avait raison. L’erreur a été corrigée avant parution.
Envisagez-vous l’existence sans dessiner ?
Oui, car la vie est tout sauf ce qu’on prévoit. Mais sans faire quelque chose, non. Rien n’est pire que de se sentir inutile. C’est un coup à donner du travail aux armuriers. Ou aux marchands de pilules de mort aux rats. Si je ne pouvais plus dessiner, j’essaierais d’écrire.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI et Frédéric VIDAL
Supplément gratuit de Casemate 72 – juillet-août 2014.

aubes doucesLe Cycle de Cyann #6/6,
Les Aubes douces d’Aldalarann,
François Bourgeon, Claude Lacroix,
Delcourt,
14,95 €,
septembre.

Illustrations © Guy Delcourt Productions.