À la demande du Qatar, il vient de réaliser un reportage en dessins sur le pays organisateur de ce Mondial de football qui fit trembler la France de bonheur. Enfin, jusqu’à l’ultime minute de l’ultime rencontre. Un témoignage qui surprend, car mesuré et pas vraiment à charge. Ce qui change (interview dans Casemate 164, en vente). Désormais, Lapin multiplie les carnets sur des villes (Barcelone, Berlin, Paris, Cuba…), croquant des habitants (cent de Ouessant par exemple) criants de vérité, mais aussi des institutions comme l’armée, les Arts et Métiers. Pour Casemate.fr, il répond à la question : comment peut-on vivre en ne publiant plus que des carnets ?
Quand on vous demande votre métier, que répondez-vous ?
Lapin : Carnettiste. Je disais illustrateur il y a encore quelques années, mais depuis trois ou quatre ans je réalise exclusivement du carnet. La restitution de mon travail se fait soit à travers l’édition soit au moyen d’une expo, mais toujours autour du carnet.
Comment un carnettiste gagne-t-il sa vie ?
En réalisant des reportages in situ. Dernièrement, j’ai fait deux bouquins pour des musées nationaux. Vous aviez consacré un dossier à l’un d’eux, sur les Arts et Métiers*. Dans la foulée, j’ai travaillé sur l’évolution du musée du Bourget. Ces projets commandés par des organismes officiels représentent en quelque sorte mes lettres de noblesse. Qu’une institution comme l’armée de l’air commande un reportage à un carnettiste, c’est génial, non ? Le carnet a longtemps été considéré comme un travail préparatoire à la peinture. Ceux de Delacroix étaient très appréciés. Aujourd’hui, le carnet a trouvé sa raison d’être en lui-même. En France, on a cette reconnaissance, en Espagne c’était moins évident. Aux États-Unis, il reste réservé aux connaisseurs.
Vendez-vous vos carnets ?
Je me sépare très rarement de mes originaux. Exception, le Qatar m’a acheté le carnet original. Je vends un travail parlant d’un territoire, en lien avec des offices du tourisme, des départements culturels de villes, des musées, centres culturels…
“Je m’assois en face de quelqu’un, on papote, on prend un verre, et je lui tire le portrait…”
Quelle différence entre votre métier et celui de reporter ?
Gabriel Campanario, fondateur du mouvement Urban Sketchers, dessinateurs urbains, dont je fais partie, s’est inspiré des reporters de fin 19e, début 20e, qui partaient sur le terrain, allaient faire un croquis rapide de la guerre d’indépendance aux États-Unis par exemple, et l’envoyaient à la rédaction de leur journal. Suivant ses indications, des graveurs reprenaient le croquis pour le mettre au propre. Ça prenait plus de temps qu’aujourd’hui ! Ils transcrivaient également son texte pour publication. Campanario voulait que le dessin revienne sur le devant de la scène, qu’on raconte une histoire d’actualité à travers lui. C’est donc du reportage. Juste un peu moins frontal qu’une photo. Même si on sait très bien qu’on peut aussi montrer que ce que l’on veut à travers une photo ! L’un et l’autre s’appuient sur les mêmes valeurs, même si le dessin laisse un peu plus de place à l’interprétation. L’illustration implique aussi un travail d’intellectualisation plus fort de la part de l’auteur, puisqu’il faut comprendre ce que l’on dessine pour le dessiner, le restituer.
D’accord pour les mécaniques, mais quid de l’être humain ?
Je ne peux pas faire un carnet sans portraits. Sauf en ce qui concerne ceux sur l’architecture. Quand je parle de la gentrification dans mon quartier de Barcelone, j’évince alors volontairement le caractère humain. Tout en sachant très bien que raser des pâtés de maisons, empêchant les habitants du quartier de continuer à y vivre pour laisser place à de plus fortunés est inhumain… Sinon, l’humain est au cœur de mes carnets. Je m’assois face à quelqu’un, souvent à un mètre, on papote, et pendant qu’on prend un verre, je leur tire le portrait. Souvent des grosses têtes, pour donner une bonne place au portrait, avec un corps réduit. Je glisse dans les bulles la conversation qu’on a pendant que je dessine. Il a fallu que j’apprenne à dessiner ces portraits en papotant pour réduire l’appréhension du modèle face à cet exercice pas forcément évident pour lui. C’est souvent la première fois qu’ils se prêtent à cet exercice. En moins de vingt minutes, j’arrive à saisir les portraits que vous voyez dans mes carnets.
Essayez-vous de comprendre la mécanique intérieure de ces gens ?
Je ne sais pas s’il est possible d’aller jusque-là en si peu de temps. Mais on n’est pas très loin d’un portrait psychologique. Je leur demande d’écrire leur prénom. Une information de plus. Mais si mon travail reste assez spontané, un vernis, je pense qu’il dit pas mal de choses sur les gens. J’ai dessiné une centaine d’habitants de Ouessant. Résultat, un trombinoscope qui raconte bien ce territoire à travers le portrait de ces insulaires. Dont plein de sympathiques pochetrons : quatre verres à chaque portrait. Finir ce reportage fut un gros investissement personnel !
“… avec les pochetrons sympas d’Ouessant, ce fut QUATRE verres. Un gros investissement personnel !”
Quelle liberté vous laissent ces boulots de commande ?
Pour l’armée de l’air, c’était assez simple, ils voulaient que je montre vraiment le quotidien des aviateurs et leur volonté de féminiser l’armée. C’est la force militaire européenne la plus en pointe dans ce domaine avec environ 30 % de femmes. Seules quelques informations jugées sensibles ont été bloquées. Concernant la permanence opérationnelle, détailler certains délais de réaction pourrait mettre en danger la sécurité de l’opération. J’ai donc effacé des bulles. Pareil pour les forces spéciales, impossible de préciser leurs terrains d’opération. Mais cela ne représente que quelques détails par rapport à tout ce que j’ai proposé. La sélection visait plutôt à éviter les redondances, sans réelle censure.
Français, vous vivez à Barcelone. Du coup, supportez les Bleus ou la Roja ?
N’étant pas footeux, je ne regarde pas les matchs. Mais j’étais à Séville le soir où l’équipe d’Espagne a été sortie de la Coupe du monde. Les Espagnols l’avaient mauvaise de perdre après la séance des tirs au but. Pourtant, l’ambiance est restée très calme. Je n’étais pas retourné à Séville depuis onze ans. Quel sentiment étrange de redessiner les mêmes choses une décennie plus tard.
Avez-vous constaté une évolution ?
Je me suis posé volontairement au même bar, en face de la très touristique porte de la Macarena. En posant côte à côte mes deux carnets, je vois des différences énormes. Je suis toujours dessinateur, mais je deviens peintre. Une pratique qui me plaît de plus en plus. Les atmosphères, les couleurs, les lumières… À l’époque, j’étais dans la ligne, le trait, qui s’est précisé aussi. Mais la couleur a énormément progressé, c’est rassurant !
Propos recueillis par Frédéric VIDAL
Supplément offert de Casemate n°164 – janvier 2023.
* Arts et Métiers (Casemate 148).
Retrouvez le travail de Lapin sur www.lesillustrationsdelapin.com