« À la pêche à la baleine, tu ne veux pas aller… » écrivait Prévert dans un autre siècle. Il avait tout faux le poète, si on en croit Benoît Sokal et François Schuiten qui signent une fable montrant une bande de vieux pêcheurs alcoolos bien décidés à régler son compte à une baleine géante qui jadis les envoya au bouillon. Problème, sur le dos de cette baleine vit une famille de naufragés. Et, justement, leur plus jeune (et jolie) fille regagne la terre ferme pour demander de l’aide. Devinez où elle accoste… Suite du dossier spécial que Casemate n° 107 consacre à la sortie du premier volet d’Aquarica.

Vos vieux marins ont des gueules extraordinaires. Où allez-vous les pêcher ?
Benoît Sokal : On me reproche parfois mon goût de l’expressionnisme. De dessiner un peu systématiquement des « trognes »… J’ai été très marqué, dans mon enfance, par les personnages hauts en couleur rencontrés à la campagne. Tous avaient de vraies gueules, comme on peut en découvrir dans le cinéma d’avant-guerre ou juste après. Aujourd’hui, c’est fini. J’ai croisé l’autre jour un vieux monsieur avec un gros nez rouge vif. C’était une sorte de dinosaure venu d’un monde à jamais disparu. Il faut vraiment boire énormément de mauvais vin pour s’offrir un appendice d’un tel vermillon.
Il y a un siècle, pour tenir, des ouvriers buvaient cinq à six litres de pinard par jour.
Exactement. Franquin a dessiné quelques tronches de ce genre. Dans les années cinquante, l’orthodontie n’était pas la règle. Aujourd’hui, tout le monde a des dents impeccables. Si un gamin a les oreilles face à la route, on les lui recolle. Du coup, les gens ont des têtes relativement calibrées. Ce que raconte une tête m’a toujours fasciné. Comme on dit communément, c’est quelque part le miroir de l’âme.
Jambe de bois, crochet en place de main… Vous qui aimez les estropiés êtes gâté !
Nous voulions, François et moi, que nos personnages portent des stigmates des drames qu’ils ont vécus… Dans L’Ombre de l’aigle, deuxième volet de ma trilogie Kraa, je dessine une séquence d’amputation. À l’époque, je suis allé demander à un ami anesthésiste si vraiment cela se passait comme dans ces westerns où on fait avaler un litre de whisky au pauvre cowboy, où on lui donne à mordre un bout de chiffon, où on chauffe la lame du couteau dans les braises du feu de camp avant de couper. Il m’a fait remarquer que dans 90 % des cas, les amputés de cette époque n’en réchappaient pas. Ils mouraient de la gangrène, d’hémorragie, etc. À Bruxelles, quand j’étais gamin, on voyait encore beaucoup de gueules cassées, d’amputés des jambes se déplaçant avec deux fers à repasser. Des survivants des guerres de 39-45 et surtout de 14-18. Aujourd’hui, on ne meurt presque plus d’amputation. Et on dispose de belles prothèses en carbone. À l’époque, Le Pen portait un bandeau sur l’œil, aujourd’hui on ne remarque même plus qu’il est borgne.

« Nous avions imaginé les prothèses des vieux pêcheurs fabriquées dans des os de baleine… »

Verra-t-on la baleine dans toute sa splendeur ?
Le tome 2 se déroule presque exclusivement sur son dos. La montrer en un seul dessin serait difficile, mais on la découvrira par petits bouts, et on pourra s’en faire une bonne idée. Des dessins, scientifiques, de face, de profil, permettront de tout comprendre de son fonctionnement. Dans une telle histoire, toute une imagerie tourne autour de la chasse à la baleine. Beaucoup de détails sont restés dans un tiroir. Pas grave, ils ne sont pas indispensables au déroulement de notre récit. Par exemple, nous avions imaginé que les prothèses des vieux étaient fabriquées en os de baleine.
Pourquoi tant d’oiseaux, quasiment dans toutes les cases de mer ?
La mer ne va pas sans les oiseaux. Cet été, j’étais parti en mer avec des amis pêcheurs ; il y avait pas mal de vagues, on cherchait les grands poissons dans le sillage de chalutiers suivis par des milliers d’oiseaux hystériques tournant dans tous les sens… C’était un spectacle hallucinant. La mer, par temps calme, quand les côtes ont disparu, le plus souvent, il n’y a rien à voir et on s’ennuie. Puis, d’un coup, les oiseaux apparaissent au ras des vagues, comme venus de nulle part. D’abord un, puis dix, puis cent, puis enfin la multitude… Il y a ce bruit à la fois soyeux et inquiétant des innombrables battements d’ailes, le tournoiement frénétique et, en dessous, l’eau qui se met à bouillonner : des bancs de petits poissons en train de se faire dévorer par des plus gros eux-mêmes encerclés par les thons, les espadons et les dauphins…
Votre jeune scientifique fait un peu pied-tendre à côté des vieux marins qui en ont tant vu.
Effectivement, bien propre sur lui, géologue, ichtyo-zoologue, John Greyford est le prototype du savant rigoureux qui s’intéresse à des sujets sérieux. Cependant, il a aussi ce petit côté rêveur qui le rend apte à accommoder parfois ses certitudes et à accepter l’inconcevable… Évidemment, il est mal accueilli par tous ces vieux pêcheurs pas commodes qui le prennent de haut et le malmènent dès qu’il pénètre dans leur bistrot. Au départ, John ne va pas croire ce que raconte ce ramassis d’ivrognes. Comme il ne va pas croire le récit de l’étrange jeune fille qui sort des entrailles d’un crabe géant. Mais, au fil du récit, des fissures sournoises apparaîtront dans ses convictions scientifiques.

« Les oiseaux apparaissent au ras des vagues, un, puis dix, puis cent, puis enfin la multitude »

Comment peut réagir, au contact de ce monde rugueux, une jeune fille venant d’une minuscule communauté vivant en autarcie sur le dos d’une baleine-île ?
D’abord, éreintée par un si long voyage vers la civilisation du « vaste monde », elle est prostrée et mutique. Ensuite, elle se souvient des recommandations que lui a faites sa grand-mère, seule survivante du naufrage qui a amené sa famille à survivre comme des robinsons privés de tout contact avec le reste du monde. La vieille dame a, autant que faire se peut, préparé sa petite-fille à rencontrer des inconnus forcément différents. Mais ce qui l’attend en débarquant à Roodhaven reste pour Aquarica extrêmement traumatisant.
L’a-t-elle armée pour séduire et ramener vers leur île un scientifique capable de résoudre leurs problèmes ?
Quelque part, Aquarica est comme une sirène. Elle est très affaiblie et effrayée, mais elle est aussi très déterminée. Elle a besoin d’un « savant » pour guérir la baleine géante sur laquelle elle vit. Elle va attirer John, tenter de le convaincre de l’accompagner. Évidemment le jeune homme, au début, va se défendre, se dire que les baleines géantes ne peuvent exister que dans l’imagination brumeuse de marins mélancoliques. Mais Aquarica va peu à peu envoûter le jeune scientifique. Car c’est aussi, quelque part, une femme fatale.
Qui communique avec sa famille restée sur l’île de façon très poétique.
Oui, on voit comment dans une des huit planches publiées dans Casemate. Je ne sais plus qui de François Schuiten ou de moi a insisté le plus sur cette idée. Nous voulions mettre l’accent sur ce qu’on pourrait appeler le sens de l’eau. L’eau qui transmet de la musique et des bruits, des sensations et des états d’âme… Comme le vent transmet les odeurs. Du coup, les messages d’Aquarica sont relayés de manière sensible par les animaux marins jusqu’à son île. Nous sommes très en phase avec tout ce qui se réclame du chamanisme et donc la magie ne nous effraie pas.
Deux beaux jeunes gens, seuls sur le crabe, ça devrait fatalement bien finir !
Les lois de la nature sont impérieuses et inexorables…


SCHUITEN
Renouer le haut lien

Pourquoi deux auteurs étiquetés Casterman sortent-ils leur première œuvre commune chez Rue de Sèvres ?
François Schuiten : Lorsque Louis Delas, Nadia Gibert et d’autres ont quitté Casterman pour fonder cette nouvelle maison d’édition, cela fut un choc pour des auteurs comme nous, habitués à travailler avec eux depuis très longtemps. Nous étions très proches, en relation constante. Entre nous s’était créée une complicité, presque une fraternité.
Dieu sait si Benoît et moi sommes attachés à Casterman, combien nous respectons cette maison. Mais une nouvelle équipe s’est mise en place, beaucoup plus jeune, avec de nouvelles forces, de nouvelles faiblesses. Un autre monde avec lequel nous reconstruisons une nouvelle complicité, mais qui ne nous fait pas oublier l’ancien. J’ai encore du mal à comprendre pourquoi, à cause de changements éditoriaux, de stratégies, de rachats, il m’a fallu abandonner brusquement des gens avec lesquels j’avais des liens aussi forts. Oui, le rachat de Casterman nous a laissés un peu écartelés. Cet album est une forme de compensation. Une façon de renouer le haut lien que nous avions avec Nadia Gibert, notre éditrice dans l’ancien monde. De recréer un peu de cette complicité d’antan. Ce qui ne nous empêche pas, Benoît et moi, de préparer chacun d’autres projets chez Casterman.
Curieusement, Rodolphe et Dubois racontent une histoire similaire à la vôtre, mais dans l’espace.
Oui, j’ai lu leur Ter. Cette concordance des sujets ne m’étonne pas. Je suis convaincu que les histoires flottent dans l’air et, un jour, se déposent sur le papier. Rien ne nous appartient. Nous réinventons régulièrement les mêmes sujets.

« Retrouver cette complicité avec notre éditrice de l’ancien monde »

Rêvez-vous de réaliser un jour un film, votre film ?
Non. Ça surprend beaucoup les gens, mais je n’ai pas cette envie. J’adore aider les réalisateurs, j’adore me mettre à leur service. Et vice-versa. J’ai travaillé pour Jaco Van Dormael lors de ses films Toto le héros et Mr. Nobody. Aujourd’hui, lui et Thomas Gunzing travaillent avec moi sur le scénario d’un Blake et Mortimer. Mais faire leur travail de metteur en scène, non, je ne crois pas que cela soit pour moi.
Par contre, il me semble que pourraient exister des collaborations beaucoup plus innovantes, beaucoup plus intéressantes entre auteurs de bande dessinée et cinéma. L’auteur de bande dessinée peut nourrir énormément, enrichir le cinéma dans le futur. C’est en route, de plus en plus de réalisateurs adaptent des univers de bandes dessinées. Et je note que les Américains réussissent mieux dans ce domaine que les Européens.
Le langage bande dessinée est-il soluble dans le langage cinéma ?
Non, en passant à l’écran il faut le réinventer complètement. Et, dans cet univers très quadrillé, très hiérarchisé, il me semble que l’auteur de bande dessinée n’a pas du tout sa place.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 107 – octobre 2017.

Aquarica #1/2,
Roodhaven,
Benoît Sokal, François Schuiten,
Rue de Sèvres,
70 pages,
18 E,
11 octobre.

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