Après Notre Mère la Guerre et le début de Notre Amérique (dossier de dix pages dans Casemate 96), le scénariste Kris prépare une grande saga sur le rôle des écrivains lors de la Seconde Guerre mondiale. Et cela dans les deux camps.

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Vous citez Roland Dorgelès en ouverture de Notre Mère la Guerre : « Il y aura toujours la guerre. Toujours. » Est-ce aussi votre avis ?
krisKris : C’est étonnant, car dans mon quotidien je ne suis pas pessimiste. Je suis même toujours optimiste pour moi-même et ceux qui m’entourent. Malheureusement, les histoires que je raconte sont relativement réelles. D’où de vrais dialogues entre nous et des historiens sur certaines analyses historiques. Raconter ne changera bien sûr rien au destin de la France, mais il est utile de nous rappeler tout ce que l’histoire nous apprend. Malheureusement, ce n’est pas ce qu’on privilégie aujourd’hui auprès des gamins.
Dans Chroniques de Notre Mère la Guerre, vous citez aussi Dos Passos qui, en 1935, écrivait « l’Europe pue ». Que sent l’Europe d’aujourd’hui ?
C’est terrible, mais elle pue encore. Existe aujourd’hui un fascisme qui cette fois est économique. Les membres d’une élite, non pas de sang – encore que ça le devient tant ils se reproduisent entre eux –, représentant un pour cent de la population, se refilent les postes entre eux. C’est terrible à dire, mais, au fond de moi je me dis parfois qu’en brancher quelques-uns nous ferait du bien et permettrait de repartir à zéro. Problème, on sait très bien que pour cela il faut souvent un évènement aussi fort qu’une guerre mondiale. Et je n’ai aucune envie d’en passer par là.
Vous sentez-vous dans une impasse ?
En tout cas démuni, je l’avoue. Où sont la lucidité, l’éthique, la philosophie qui permettraient de mettre en place les bonnes idées qui existent ? Nos dirigeants naviguent à vue et le plus souvent pour leur pomme. On n’arrive pas à voir émerger une force politique. Le phénomène Nuit debout ? Rien que de la parlote. Il y a bien les Podemos espagnols, des germes venant de la société civile qui pourraient redonner espoir. Mais on sent bien que pour arriver au pouvoir il faut malheureusement être plus ou moins pourri. Comme disait Churchill, la démocratie est le pire des régimes à l’exclusion de tous les autres. Aujourd’hui, nous subissons tous les défauts de la démocratie, sans arriver à en retrouver les qualités.
D’où la poussée des extrémistes ?
Notre situation rappelle celle des années trente. Je ne vois pas en quoi les extrémistes de tout poil peuvent faire avancer une société vers le bien commun. À 44 ans, j’ai la chouette vie que mes aïeux rêvaient de bâtir lors de l’après-guerre. Je suis malheureusement persuadé que mes enfants n’auront pas cette existence. Et je ne vois pas de solution. Tout ce que je peux faire, c’est raconter la beauté de certains idéaux, de certains instants, de certains humains qui ont su les porter.

Nous subissons les défauts de la démocratie sans parvenir à en retrouver les qualités…

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Dans Notre Amérique, vous montrez un capitaine pirate en 1918. Est-ce crédible ?
J’ai retrouvé la trace d’aventuriers qui, sur les Grands Lacs américains et canadiens, perpétuaient alors, à leur échelle, une certaine tradition de piraterie. En fait, le personnage de Silius Jensen s’inspire de Sky Eyes, un GI de la guerre du Vietnam, mère apache, père écossais, dont le journaliste photographe Patrick Chauvel raconte la vie dans Sky, paru en 2005. Jensen reviendra, dans le tome 2 de Notre Amérique, jaillissant comme un diable de sa boîte.
Vos personnages secondaires ont du poids…
En tant que lecteur ou spectateur, je me suis toujours attaché à eux. Ils sont la richesse de nos mondes, font qu’ils tiennent debout. J’apporte beaucoup d’attention à un personnage qui n’apparaît que le temps de deux pages. Notre Mère la Guerre en est bourrée. Bien parler d’un individu n’apparaissant que sur quelques pages demande parfois la lecture de centaines de pages. Mais j’aime ça.
Dans Notre Amérique, une rencontre change le destin de Julien. « La vie est l’aboutissement de mille hasards », écrivez-vous. Le hasard, seul responsable de nos vies ?
Je serais moins caricatural. Notre vie ne serait-elle pas une préparation à saisir les occasions que nous présente le hasard ? Nous sommes sur un quai devant lequel des trains passent. Au hasard. Mais c’est nous qui décidons ou non de sauter dedans.
Un exemple personnel ?
Jeune, je rêvais de créer un atelier de bande dessinée sur Brest sans rien connaître de ce milieu. Un jour, un libraire chez qui je travaillais me montre un jeune couillon me disant « ce gars est aux Beaux-Arts et fait de la bande dessinée, va le voir ». Franchement, il ne m’inspirait pas. Une tête de premier de la classe boutonneux, à 10 000 km de ce que j’étais. C’était Obion. Avec lui, j’ai créé mon premier atelier, édité mon premier fanzine, signé mon premier contrat, Le Déserteur. Sans ce dessinateur, un des très grands auteurs de bande dessinée qui n’a pas la carrière qu’il mérite, je n’aurais pas pu me faire repérer.

Notre pirate, inspiré de Sky le GI, reviendra vite, comme un diable jaillissant de sa boîte

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Comment êtes-vous devenu libraire ?
À l’époque, j’étais CGT responsable étudiant. Un libraire m’a demandé de lui trouver du monde pour un déménagement. J’ai participé. Dans la foulée, il m’a proposé de rester libraire à mi-temps. La vie est pleine de ces petites rencontres qui me fascinent toujours. Mon premier jour à la librairie, je me mets à la lecture. Je connaissais assez peu la BD adulte des années 90 et pas du tout le roman graphique moderne. Dans le premier carton que j’ouvre, je tombe sur Quelques jours avec un menteur. Et décide que c’est cela que je veux faire. J’ai envoyé à Étienne Davodeau, alors éditeur chez Delcourt, le scénario d’Un homme est mort. Finalement, il l’a dessiné lui-même. Sans ce premier carton, mon avenir aurait sûrement été différent.
Quid de votre fresque sur les écrivains pendant la guerre ?
J’ai enfin trouvé son dessinateur, Florent Silloray, l’auteur de Capa l’étoile filante* paru au début de l’année chez Casterman. Fondu de cette période, comme moi, il connaît très bien tout ce qui touche au milieu littéraire des années 40-45. Ce cycle, qui s’appellera Des hommes de lettres, devrait comporter trois ou quatre albums. Il traitera d’une partie des années 30 jusqu’en mai 40, puis des années noires, 40-42, puis du développement de la résistance 42-44 et enfin de la Libération et de l’épuration. Cette dernière étant super intéressante à raconter. Ces albums, d’une centaine de pages, vont s’architecturer autour de relations entre Drieu la Rochelle, écrivain collaborationniste, et Jean Paulhan, professeur résistant de la première heure. On découvrira également des personnages moins connus, notamment Jean Prévost, mort dans le Vercors en juillet 44 et Édith Thomas, symbole peu connu de la Résistance féminine. Il sera passionnant de suivre l’évolution d’écrivains tant résistants que collabos.
Un grand récit historique ?
Pas tout à fait, nous n’allons pas raconter à la façon de l’Oncle Paul ! J’imagine un petit théâtre de l’Histoire. Tout se passe sur les planches, et les personnages s’y rencontrent dans différents décors.
Des dialogues inventés ou réels ?
Certains sont authentiques. Pour d’autres, je me suis inspiré de leurs journaux intimes ou de leur correspondance que nous mettons en scène sous forme de conversations. Premier tome prévu en 2019-2020. Dernier vers 2024. Toujours chez Futuro.

Évoquer les relations entre Drieu la Rochelle écrivain collabo, et Jean Paulhan prof résistant

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Depuis quatre ans, on attend toujours le troisième Svoboda.
Il faut que je m’y remette. Je devais l’écrire cet été, mais j’ai renoncé pour m’occuper de l’adaptation probable au cinéma d’Un maillot pour l’Algérie. J’espère que Jean-Denis Pendanx acceptera de le dessiner quand il sera complet. Ce premier cycle sur l’histoire de la Tchécoslovaquie devrait être suivi de deux autres.
Devez-vous toujours publier quatre ou cinq albums par an pour vivre ?
Cette année est un peu spéciale avec quatre nouveautés, Un maillot pour l’Algérie, Mon père était boxeur, Nuit noire sur Brest et Notre Amérique. Mais je crains de finir par me faire de l’autoconcurrence ! De plus, la manière dont je tiens à accompagner la sortie de chaque nouveauté me demande trop de temps pour que je puisse assurer cela quatre ou cinq fois par an. Je voudrais revenir au rythme de deux ou trois.
Diplômé d’Histoire, n’avez-vous pas eu envie d’enseigner ?
J’ai justement choisi la voie de la bande dessinée pour ne pas être prof !
Par peur des mômes ?
Non, je fais, par an, une bonne vingtaine de rencontres dans les collèges et lycées. Je dois en être à 150-160. Je rencontre donc des jeunes sans avoir le carcan, les inconvénients du professeur lambda. Bon, ce sont des rencontres obligées pour eux, mais elles se déroulent toujours bien. Quand on en sort, quelque chose a un peu changé. Par pour tous, évidemment, mais si cela a eu une certaine importance pour un seul, je pense que cela en vaut le coup.
Mais votre lectorat est bien plus âgé !
C’est vrai. J’écrirais volontiers des histoires plus contemporaines, d’amour ou autre chose, pour un public plus jeune. Il faut rencontrer le bon dessinateur au bon moment. Je me laisse un peu porter par le hasard.
Quid de l’adaptation ciné de Notre Mère la Guerre par Olivier Marchal ?
Ça sent le sapin. La Gaumont a acheté en même temps les droits de Au revoir là-haut, le Goncourt 2013 de Pierre Lemaitre, coproduit et réalisé par Albert Dupontel, plutôt char d’assaut quand il part dans un projet. Se retrouvant face à deux polars sur fond de Grande Guerre, la Gaumont a choisi de privilégier Albert. Mais je ne leur en veux pas. J’ai été payé. Ça m’a servi de leçon pour Un maillot pour l’Algérie. J’attends incessamment de signer le contrat d’adaptation. Si cela se fait, je m’investis à fond sur le scénario. Il sera rendu en temps et en heure.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 96 – octobre 2016.

* Dossier dans Casemate 89 (six pages) et sur Casemate.fr (trois pages).

ameriqueNotre Amérique #1/4,
Premier mouvement – Quitter l’hiver,
Maël, Kris,
Futuropolis,
56 pages,
16 €,
13 octobre.