Comment réaliser en moins de quatre mois près de 80 planches racontant l’affaire Benalla, et cela en collaboration avec deux pointures du Monde n’ayant jamais tâté de la BD ? Après les témoignages d’Ariane Chemin et François Krug, et six planches commentées dans Casemate 133, le dessinateur Julien Solé revient sur ce défi réussi. Et sur un monde politique qu’il aimerait bien continuer à croquer.

Quelles circonstances vous ont-elles poussé dans cette aventure ?
Julien Solé (1) : Les éditeurs de La Revue Dessinée m’ont appelé : « Hugues Jallon, le président des éditions du Seuil est chaud bouillant sur cette histoire ! Il connaît bien Ariane Chemin et François Krug, les journalistes du Monde qui ont sorti l’affaire. » Ils nous ont tous réunis au printemps et nous avons commencé à réfléchir à ce que nous pouvions faire.
Comment avez-vous travaillé avec Chemin et Krug ?
Question préalable : comment deux journalistes de presse écrite pouvaient-ils aborder de but en blanc la construction d’un scénario de BD ? De leur propre aveu, ces lecteurs de BD, bien qu’appréciant le genre, n’avaient aucune idée de la manière de réaliser cette histoire : scénario, dialogues, découpage, descriptifs… Un monde totalement nouveau pour eux.
N’était-ce pas également une première pour vous ?
J’avais travaillé autrefois sur la formation des cadres au Front national pour la Revue Dessinée n°3, et réalisé une première version d’un reportage sur la Françafrique, avec un journaliste, qui avait abouti à une enquête politique – L’Argent fou de la Françafrique – publiée chez Glénat en novembre 2018. Pour ces deux projets, j’avais œuvré à partir de la matière brute du journaliste ou de la chercheuse et sous leur contrôle. Mais pour Benalla, c’était tellement speed ! On était dans l’actualité : Chemin et Krug désiraient publier l’album à l’occasion de l’anniversaire de la révélation de l’affaire. Ce qui nous laissait deux mois et demi pour tomber quelque 80 pages ! On leur a tous dit que c’était impossible.

“Comment deux journalistes de presse écrite pouvaient-ils aborder le scénario d’une BD ?”

Et vous avez appelé à l’aide…
Je finissais le Maëster (2). Il me fallait quelqu’un pour assurer l’interface entre les journalistes et moi. Tout seul, l’adaptation m’aurait demandé deux mois de plus. C’est donc mon confrère Nicoby qui a réalisé le story-board. Un habitué de la Revue Dessinée dont il a encore signé un reportage dans le dernier numéro. Sans entrer du tout dans le dessin, il a réalisé le séquençage à partir de la matière brute des journalistes, en faisant un récit lisible.
Vive les nouvelles technos ?
Absolument, un document Google Drive en commun nous était réservé. Nous pouvions, à tout instant, y retrouver l’ensemble des articles d’Ariane et de François, les vidéos, les photos, y compris les copies d’écran des SMS échangés entre Macron et Benalla. Doc que nous étions les seuls à pouvoir consulter. Une sorte de bible à laquelle chacun pouvait s’alimenter en direct. Les discussions passaient par WhatsApp en simultané… tous les moyens high-tech étaient mobilisés pour ce projet !
D’autres intervenants ?
Une coloriste, même si j’en ai fait une partie aussi. Et un lettreur. D’habitude, je lettre à la main tous mes boulots. Là, ça menaçait d’être fastidieux. J’ai demandé un professionnel. Comme je déteste les typos toutes faites pour la BD sur ordinateur, il m’a fabriqué une police spéciale à partir de ma propre écriture. J’ai dû tartiner des pages et des pages pour calibrer mon écriture.

“Sur Google Drive, nous avions leurs articles, des photos, vidéos, les SMS Macron-Benalla”

Allez-vous conserver cette méthode de travail ?
Je continue à écrire mes textes. La lettre, c’est du dessin ! Je ne fais pas de hiérarchie. C’est hyper important. Passé par Fluide Glacial, j’y ai côtoyé des dessinateurs incroyables comme Goossens ou Gotlib. Cela vous marque énormément. Désormais, j’ai ma police personnelle, d’où le gain de temps. À l’avenir ? Peut-être ferai-je un peu des deux.
Quelles techniques employez-vous ?
D’ordinaire, je fais une consommation tout à fait excessive de feutres-pinceaux japonais jetables. Sur ce type de projet, c’était plutôt feutres et pinceaux. J’encre en transparence à la table lumineuse. Les couleurs sont sur ordi, mais l’encrage à la main. Je commence, à l’occasion d’un boulot pour Science & Vie Junior avec Fabcaro, à encrer des pages entières sur iPad. Je ne suis pas fou des grosses tablettes à dessin, comme la Cintiq. Mais l’iPad Pro offre un petit logiciel absolument génial pour l’encrage, Procreate, entièrement dédié à l’Apple Pencil.
Pas trop gêné par la représentation de personnages célèbres ?
Si, cela m’a donné quelques sueurs. L’idée d’avoir à me taper Macron, Castaner, Benalla m’angoissait totalement. Contrairement à Maëster, avec qui je viens de travailler sur Sœur Marie-Thérèse, je ne suis pas un portraitiste naturel. Lui est un instinctif dans ce domaine, moi plutôt laborieux. Mais ce projet urgent, le plus dingue sur lequel j’ai travaillé en matière de rythme, me mettait une telle pression que dans le feu de l’action, les choses sortaient naturellement. Je ne suis pas content de tous mes personnages, mais il fallait tomber 80 pages en moins de quatre mois. Benalla & moi a fait exploser mon record de vitesse !

“J’aimerais faire un livre juste sur Castaner, l’incroyable ministre de l’Intérieur de Macron”

Le format de l’ouvrage est-il lié aux délais de fabrication ?
Nous étions partis sur un format un peu plus carré, plus proche de La Revue Dessinée ou du Sarkozy-Kadhafi de Fabrice Arfi (Casemate 122, février 2019) que du grand album plein pot. Mais je n’ai pas vraiment participé à ces discussions techniques.
Qu’est-ce qui vous a donné le plus de fil à retordre ?
D’essayer d’être cohérent. Pas mal de choses ne sont pas très marrantes à dessiner : le palais de l’Élysée, des mecs en costume, des commissions d’enquête sénatoriales, des limousines, des réunions… Pour moi, qui ai tâté de la science-fiction ou des trucs déconnants dans Fluide, ce ne fut pas la chose la plus fun à dessiner. J’ai essayé de rendre ce travail graphiquement vivant malgré l’âpreté des situations. Sur la Françafrique, il y avait énormément de scènes de tribunal, de cour d’appel. Comment dessiner ça ? On ne peut zapper ces scènes hyper importantes. J’ai tenté un style pêchu tout en étant réaliste. J’aime bien mettre beaucoup de noir, ménager des moments plus sombres avec des effets de masse. Pour moi, une page doit se tenir toute seule, fonctionner bien en noir et blanc.
Quelques mois auparavant, en travaillant avec Maëster, j’avais adopté une approche complètement différente. Lui ménage la couleur en laissant des espaces réservés dès l’encrage. Du coup, les couleurs de Sœur Marie-Thérèse me paraissent toujours très pâles.
Des envies ?
J’aimerais bien faire un livre juste sur Christophe Castaner, cet incroyable ministre de l’Intérieur de Macron !

Propos recueillis par Antoine BÉHOUST
Supplément offert de Casemate n°133 – février 2020.

1. Fils de Jean Solé, un des grands noms de Fluide Glacial. Voir encadré.
2. Sœur Marie-Thérèse #7, Ainsi soit-elle !, Glénat. Julien Solé a servi de « copilote » à Maëster, aujourd’hui hémiplégique (dossier dans Casemate 129).

Benalla & moi,
Julien Solé,
Ariane Chemin & François Krug,
Seuil,
76 pages,
18,90 €,
dispo.


Le pater du Solé minot

Jean Solé couve depuis des années une cinquantaine de carnets inédits. De son aveu, ils sont de tous formats et contiennent « des portraits, des fantaisies imaginaires, des impros, des images d’après photos ou des tronches marquantes croisées dans la rue, etc. ».

Improvisations présente essentiellement des gueules pas possibles, un trombinoscope improbable où Superdupont côtoie des marmots, des minettes, des marioles… Des légendes drôlement absconses alternent avec des bulles délirantes. Feutres, crayons de couleur, stylos billes, plumes, pinceaux, traces de doigts, Solé noircit ses pages avec ce qui lui tombe sous la main. Qu’importe l’outil, le résultat est toujours épatant. Au final, un bonheur rare de s’imaginer au-dessus de l’épaule d’un Jean Solé qui griffonne librement. Prière de ne pas le déranger !

Improvisations par Jean Solé, 160 p. 20 €, Obliqueart/Alain Beaulet.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.