Puisqu’il ne fume plus, le cowboy qui tire plus vite que son ombre n’aura donc pas de problème pour souffler ses 70 bougies. Son éditeur, lui, a mis les petits plats dans les grands pour fêter l’évènement : expo, bouquin et trois BD. Un one shot par Bonhomme (sortie en avril), une parodie par Bouzard (sortie en juin) et, à l’automne, la grande relance de la série principale par Jul (Silex and the City) qui, du coup, fait le grand écart du 400e siècle av. J.-C. au 19e après. Casemate 89, dans un supplément de 32 pages, leur donne la parole à tous. Voici, pour les fidèles de Casemate.fr, la suite de l’interview de Jul.
Lucky Luke, une sorte de consécration ?
Jul : Je pense complètement disparaître derrière Lucky Luke. Mon public naturel n’est pas composé du gros des aficionados de la BD. Mes albums se vendent mieux dans les librairies généralistes que chez les spécialistes. À Angoulême, les longues files de fans avec leurs sièges pliants, ce n’est jamais pour mes séries. Venant du dessin de presse, je fais de la BD d’humour littéraire et me considère comme un outsider de la BD.
Rêvez-vous d’un personnage emblématique qui marquerait la série, comme Rantanplan, ou le Marsupilami ?
Ça ne fonctionne pas ainsi. Ces personnages, comme Gaston, comme Idéfix, ont été créés pour un seul album. C’est ensuite, en réalisant leur impact sur le public que les auteurs ont eu envie de continuer avec eux. Le Marsu et Gaston auraient pu disparaître du jour au lendemain. Chaque fois, chacun a porté son destin tout seul. C’est pourquoi les séries dirigées par les gens du marketing risquent de péricliter plus vite que les autres. Pour eux, il faut une femme, un Noir, un vieux, une scène de cascade à tel endroit parce que le lectorat le voudrait. Je n’y crois pas. Il n’y a pas de recette. Le marketing aseptise, le marketing peut rendre con. Là encore, je suis pour la bonne vieille recette du Jedi : « Ferme les yeux et suis ton instinct. Il est bon… »
Vous parlez d’un souffle nouveau, dans le dessin aussi ?
La série principale doit rester dans la continuité. Les angles un peu transgressifs se retrouvent dans les hommages, semi-réaliste comme L’homme qui a tué Lucky Luke de Matthieu Bonhomme, ou quasiment délire et parodique avec le Guillaume Bouzard.
Pour les personnages, je donne des références à Achdé. Ainsi pour la vieille dame, je lui propose d’aller voir la grand-mère dans Billy the Kid, planche 33, celle des Rivaux de Painful Gulch, planche 38, ou encore la mercière de La Guérison des Dalton, planche 26. Ensuite, Achdé est libre d’imaginer le personnage. Personnage qui sera évidemment soumis au trio d’éditeurs pour validation. On attend tous avec impatience sa représentation de Jack la Poisse, l’anti-Lucky Luke. Je prévois une séance animée…
Le marketing peut rendre con. Je préfère : Ferme les yeux, suis ton instinct. Il est bon
Avez-vous choisi une période précise de Lucky Luke, comme les repreneurs de Blake et Mortimer privilégiant l’époque Marque jaune ?
Il y a des trucs géniaux à piquer dans les différents âges. Avec l’accord des éditeurs, on a commencé à travailler en s’inspirant du graphisme d’une série d’une dizaine d’albums. Mais sans se priver des traits de génie de Morris par-ci par-là. Personnellement, je serais pour un trait un peu plus épais, plus gras que l’actuel. J’aime aussi prendre la tradition à contre-pied. Ainsi, il serait logique d’imaginer que le personnage malchanceux, qui se prend sans arrêt des portes dans les dents, le genre pas aidé dans la vie, arbore une sale gueule. J’ai préféré en faire un beau gosse, ce qui me semble rendre ses avanies beaucoup plus drôles.
On a dit mille fois que les méchants de Goscinny ne l’étaient jamais à 100 %. Les vôtres non plus ?
C’est souvent le cas dans la vie réelle, non ? Les vrais méchants sont souvent des gens à l’air gentil. Votre voisin par exemple. Lucky a l’art de détourner les méchants. Dans Des barbelés sur la prairie, il passe un accord avec le gros patron de la viande qui reconnaît avoir agi comme un imbécile. Dans Western Circus, il finit par rendre sociable l’infâme Zilch, l’homme au diamant entre les dents. Le raisonnement est moins valable chez Astérix où les méchants restent des méchants. Mais il fonctionne chez Franquin. Zorglub ou Zantafio ne sont pas de vrais méchants et, à un moment ou un autre, deviennent sympathiques. Les bandes dessinées franco-belges de l’époque fonctionnent énormément sur l’empathie avec les personnages. Qui ont donc quasiment tous une certaine humanité. Toujours dans Western Circus, prenez le sinistre tueur à gages en gants noirs. À force de coups de pied au cul et d’avanies en tout genre que lui font subir les clowns, il finit par perdre complètement son assurance. On le plaindrait presque !
Pas l’impression que vous, l’auteur intello, êtes attendu au tournant de cette série populaire ?
Oh que si. Beaucoup d’aficionados de la BD trouvent Silex mal dessiné, ne comprennent pas ses gags, etc. C’est normal. Je suis pour la plus grande variété des choses. Certains ne jurent que par One Piece, d’autres par Les Légendaires. Tant mieux. Même si je regrette un peu que ces gros trucs écrasent le reste.
Les véritables méchants sont souvent des gens à l’air gentil. Votre voisin par exemple
Venant de quelqu’un qui fait référence à Star Wars toutes les cinq minutes, c’est gonflé !
Je sais, ça me gêne aussi. Du coup, je traîne les pieds pour aller voir le nouvel épisode. Mais il y a une allusion à La Guerre des étoiles dans notre Lucky Luke ! Sérieusement, j’ai tout fait pour qu’on ne puisse pas me reprocher un scénario trop intello, trop cérébral, trop référencé. Tout fait pour éviter le piège de la succession de gags sans histoire. Même si j’adore le film Y a-t-il un pilote dans l’avion ? dans lequel on se marre de gag en gag en se fichant du sort de l’appareil et de ses occupants. Je n’ai pas suivi de cours de scénario. J’avance au feeling. Au lecteur de juger. Mais je sais que je n’aurais pas pu faire mieux. J’ai tout donné.
Un message dans ce Lucky Luke encore sans nom ?
Je crois qu’il aura une portée politique alors que je n’y pensais pas en commençant à travailler dessus. Cette ode à la tolérance sortira en novembre dans une France en pleine crise, qui se déchire sur l’identité nationale, les minorités, avec un Front national à 40 %. Et notre planète à feu et à sang. Il me semble que les auteurs doivent se poser des questions sur ce que contiennent leurs créations. Plutôt que de m’étourdir en peaufinant un énième album de divertissement qui se vendra bien, je suis fier d’avoir bossé dans cette direction, même si ce fut un peu par hasard.
Goscinny ne se méfiait-il pas de ce genre de discours ?
Il ne s’agit pas d’écrire un tract. La portée politique n’est pas du tout l’axe de l’album, et tout le monde n’en prendra pas forcément conscience. L’album n’est ni gentil ni moralisateur, ce n’est pas la colombe de Plantu. J’essaie d’être fidèle au parti pris véhiculé dans Astérix et Lucky Luke, à leurs prises de position très fortes par rapport au monde. Astérix est le symbole de la résistance des gens qui ne veulent pas traverser dans les clous, pour qui le mot intégrité a un sens. Ces personnages ne sont pas simplement de bons catholiques belges traditionnels faisant ce qu’on leur dit. Gaston est très politique. Lucky Luke a un rapport ambigu, complexe au mal, justement parce que ses méchants ne sont pas complètement méchants. Il les transforme et finit par leur faire confiance. Finalement, si les Dalton ne s’évadaient pas, il s’ennuierait, ne serait plus qu’un simple gardien de vaches. Il est dans son intérêt que le mal continue à prospérer. Sa psychologie est assez tordue. Donc riche !
Cette ode à la tolérance sera publiée en novembre, dans une France en pleine crise
Pourquoi Lucky Luke n’a-t-il pas eu le succès d’Astérix ?
Sans doute pour plusieurs raisons. Dont l’énorme succès des adaptations d’Astérix au cinéma. Mission Cléopâtre a totalisé 14 millions d’entrées, ça fait du lectorat potentiel ! En face, aucune des adaptations de Lucky Luke n’a vraiment fonctionné. On pourrait aussi évoquer une image de Lucky Luke pas toujours bien préservée, avec des albums non signés aux scénarios et au dessin hallucinants. Tapez Un cheik au Far West sur votre ordi… À côté, Le ciel lui tombe sur la tête, dernier Astérix signé Uderzo qu’on a tellement critiqué, c’est du Marcel Proust !
À quel rythme devraient sortir les prochains Lucky Luke ?
Un tous les deux ans. En alternance avec Astérix…
Jolly Jumper continuera-t-il à parler ?
Oui, mais le problème est délicat. J’ai souvenir d’une seule case où le cowboy et son cheval dialoguent réellement. Hors ce cas précis, Jolly Jumper comprend Lucky Luke, mais l’inverse n’est pas vrai. Ce ne sont pas Yakari et Petit Tonnerre qui dans la série de Derib échangent de réels dialogues. Je me suis laissé aller à montrer Jolly Jumper posant une question à Lucky Luke qui y répondait. Achdé, grand gardien du temple, m’a rétorqué que ce n’était pas possible. J’étais déçu, trouvant l’échange amusant. Puis, me rappelant ce que me lance Ostermann lorsque je pète un câble – « la contrainte est créative » –, j’ai cherché et trouvé. Ce n’est plus Lucky Luke qui répond à Jolly Jumper, mais un autre cheval.
Dessinerez-vous Lucky Luke lors des dédicaces ?
Pas lorsque nous serons ensemble avec Achdé. Chacun à sa place et les troupeaux seront bien gardés ! Mais oui si, au cours des dédicaces de mes albums solos, un lecteur se présente avec notre Lucky Luke.
Quels souvenirs garderez-vous de cet album ?
Beaucoup de transpiration et un grand plaisir que je prolonge en me baladant en bottes pour faire plus western !
Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI et Frédéric VIDAL
Supplément gratuit de Casemate 89 – février 2016.
Les Aventures de Lucky Luke #7,
Achdé, Jul,
d’après Morris,
Lucky Comics,
novembre 2016.