Demandez à une auteure quelques réflexions bien senties sur la honte. Puis priez André Juillard de puiser dans ses impressionnantes piles de dessins de nus. Mixez les deux. Vous obtenez un OVNI, véritable régal pour les yeux. À dévorer sans honte aucune.

Qui a eu cette idée surprenante ?
André Juillard : L’éditeur Jean Annestay m’a demandé de lui passer des nus pour illustrer un bouquin sur le thème de « la honte ». Sans en savoir davantage, j’en ai extrait un certain nombre de mes cartons. Quelque temps après, j’ai reçu une maquette avec des textes de Nelly Maurel, que je ne connais pas, des citations, etc. J’ai trouvé cela curieux et original.
Cette juxtaposition change-t-elle le sens de vos dessins ?
Je ne sais pas. D’ailleurs, je ne sais que penser de ce bouquin. Je n’ai aucune idée de la façon dont il va être perçu. C’est une curiosité, l’idée de quelqu’un qui a voulu associer les dessins de nus d’André Juillard à un thème inattendu.
Comment avez-vous choisi vos dessins ?
J’en ai pris un gros paquet – je fais du nu depuis longtemps –, ceux qui me paraissaient les plus intéressants. Et Jean a fait son choix.
Continuez-vous les cours de modèle vivant ?
Il y a trois ou quatre ans, j’avais repris aux Arts déco. On y rencontrait surtout des anciens. Ça m’a rappelé ma scolarité, mais j’en ai eu assez rapidement. Les modèles tournaient, mais moi j’avais l’impression de tourner en rond. J’aurais aimé des choses différentes, des femmes vêtues, des drapés… Ou deux modèles à la fois. Quelque chose qui m’aiderait pour mon travail de dessinateur de bande dessinée. Vu le peu de nus dans mes albums, j’aurais été intéressé à croquer des personnes aux attitudes moins posées, plus naturelles. Et des poses un peu plus longues.
Besoin de renouveler votre trait, votre regard ?
En tout cas, y travailler, faire mes gammes, toujours. C’est comme le piano, s’arrêter c’est perdre la main très rapidement.
Pourquoi ne pas organiser vos propres séances avec d’autres dessinateurs ?
Tiens, je n’y ai pas pensé. En revanche, avec Mœbius, Mattotti, Avril et Loustal, nous nous réunissions chaque mois. Avec charge d’illustrer le même sujet. Passionnant. Tout le monde, y compris Mœbius – c’était une idée de sa femme Isabelle – prenait cela très au sérieux. En fin de séance, nous tirions les dessins au sort et chacun repartait avec celui d’un autre. Nous buvions un coup et allions manger ensemble. Sympa et intéressant. Nous aimerions exposer un jour ce travail. Isabelle devrait s’en charger.

“Dessiner en fonction de la possible vente de ses originaux me semble dévoyer notre métier”


On vous dit d’une grande pudeur. Vrai ?
Oui, s’il s’agit de ma vie sociale, un peu moins dans le dessin. Par exemple, je n’accepterais pas de poser à poil. Ça tombe bien, personne ne me l’a jamais demandé.
Pas déçu que vos boulots plus personnels ne bénéficient pas d’une promo à la Blake et Mortimer ?
L’éditeur va faire beaucoup plus d’efforts sur un Blake et Mortimer, mais j’ai l’impression qu’ils se vendent très bien tout seuls. Je ne m’en préoccupe pas. Je ne saurais pas faire. Je dédicace et réponds aux interviews. C’est tout.
« Honte des religieux qui osent porter des bijoux clinquants. » Votre rapport à la religion ?
Je ne suis absolument pas croyant. Comme Marx, je crois que la religion est l’opium du peuple. Et pas le mien du tout ! Je franchis le pas des églises pour les visiter, pour les enterrements malheureusement, et les mariages, éventuellement. Ma raison se révolte devant toute croyance. Je ne comprends pas ceux qui croient.
Un clergé clinquant, cela existe-t-il encore ?
Au Vatican, il y a ce qu’il faut. Mais cela m’indiffère. Oui, l’Église catholique a un peu changé, se situe un petit moins du côté du pouvoir. N’empêche, les églises empoisonnent le monde depuis la nuit des temps. Il serait bien de se débarrasser de tout ça.
« J’ai honte de reprocher à d’autres ce que je ne supporte pas chez moi. » Êtes-vous très exigeant avec vous-même ?
Oui, pour mon travail. Mais peut-être pas assez avec les autres. Je dessine sans penser forcément à ce qu’on en pensera. Peut-être est-ce pour cela que je suis souvent assez mécontent de ce que je fais.
Jamais content de vous ?
Si, parfois, mais j’aimerais l’être plus souvent. Ressentir le sentiment d’avoir réalisé ce qu’on voulait. J’ai toujours la sensation d’un obstacle entre ma tête et ma main. Peut-on lutter contre cela ou faut-il simplement composer avec ? Tout l’intérêt de la bande dessinée est peut-être là : avancer, ne pas se morfondre à attendre d’être pleinement satisfait.


« J’ai honte de tout ce que j’ai appris sans réfléchir. » Être doué est-il honteux ?
Les réflexions de Nelly sont parfois à l’emporte-pièce. Celle-ci me paraît plutôt vaine. On est ce qu’on est. Le don sans travail n’est pas grand-chose.
« Honte d’être faux-cul quand j’ai besoin de vendre quelque chose » accompagne un dessin d’Oona.
Un personnage de Mezek. Je n’ai pas besoin d’être faux-cul. Je fais mon travail, je le donne à un éditeur. Après, il est reçu ou non par le public, mais je ne démarche pas. Un grand privilège. Je pardonne aux gens d’être faux-cul quand pour eux c’est vital.
« J’ai honte des artistes qui s’imaginent libres et se complaisent dans le marché de l’art. » Vendez-vous beaucoup d’originaux ?
Je vends mes dessins parce qu’on m’en demande. Cela met du beurre dans les épinards, mais je ne pense pas que cela influence mon travail. J’essaie simplement de servir le mieux possible les histoires que je dessine. Travailler uniquement en fonction de la possible vente d’un original me semble un dévoiement de notre métier. Je vends beaucoup, mais possède encore énormément d’originaux. La preuve, cet ouvrage.
Qu’en faire ? Schuiten a donné son œuvre à la Fondation Roi Baudouin. Bourgeon parle de tout brûler…
Le problème, ce sont les enfants. Les miens seraient bien embarrassés de se retrouver avec des milliers de dessins. Je n’essaie pas de m’en débarrasser, mais oui, j’en vends pas mal. Le produit des ventes m’aide et me sert aussi à aider mes enfants. Bourgeon est gêné de voir son travail devenir un produit d’héritage avec tout ce que cela comporte de taxes, de complications. C’est vrai, cela pose problème.
Donner, comme Schuiten, pour empêcher les planches d’être dispersées ?
Non. Je me fiche que mon œuvre soit dispersée. J’imagine que Schuiten a obtenu une compensation sur les droits de succession. Je ne sais pas si la vocation d’un artiste est de pérenniser son œuvre ainsi. Laisser une trace indélébile et éternelle dans la mémoire des gens ? Je m’en fiche un peu. Donc ne vous attendez pas à une Fondation Juillard. D’ailleurs, personne ne m’a approché en ce sens. Et ce n’est pas une déception.
« J’ai honte de me sentir l’égale des écrivains que j’admire. » Jeune, qui admiriez-vous ?
Évidemment des gens comme Mœbius – plutôt Giraud à l’époque. Le plus grand de tous. Je ne mégote pas mon admiration pour certains collègues. Dans l’histoire de l’art, beaucoup d’artistes m’ont impressionné, voire inspiré. Admirer est important. Fait du bien. La pratique d’un art a souvent pour origine une admiration pour d’autres.

“Le seul moment où j’aurais envie de tuer un de mes semblables, c’est au volant d’une voiture”


Les auteurs de bande dessinée sont-ils des artistes ?
Certains sont de grands artistes. D’autres sont très mauvais. Comme en littérature, en peinture, etc. Pratiquer un art ne fait pas de vous un artiste. Je ne m’inclus pas dans le cénacle des gens que j’admire le plus. Je pratique la même discipline qu’eux, mais à un autre niveau.
« J’ai honte de saluer quelqu’un qui ne se souvient pas de moi. »
Je suis surtout gêné de ne pas reconnaître ceux qui me saluent. En général, sympas, ils me consolent d’un : « Vous connaissez tellement de monde ! » En fait, je reconnais les gens grâce à ma mémoire visuelle, mais souvent n’arrive pas à mettre un nom sur un visage. Très embarrassant, surtout lorsqu’on a l’impression que l’interlocuteur, lui, vous connaît bien. Parfois, je vais me renseigner en douce. Ça peut être blessant. Je n’aime pas blesser les gens. Mais si on ne me reconnaît pas, ce n’est pas grave. On ne peut pas connaître tout le monde.
« J’ai honte de poignarder quelqu’un en imagination. »
Le seul moment où j’aurais envie de tuer un de mes semblables, c’est en voiture. J’aimerais bien aussi voir certains politiques disparaître de la surface de la Terre…
Jamais eu envie de vous payer un journaliste ?
Bon, je ne vais pas dire que je me fiche d’être critiqué méchamment, mais ça ne provoque pas en moi d’idées de meurtre.
« J’ai honte d’avoir espéré, enfant, que mon père s’occupe de moi. »
On peut s’en vouloir d’avoir parfois manqué d’attention pour les siens. Mais dire à des gens « je t’aime », comme on fait maintenant dans les films américains, me paraît assez impudique. Oui, il m’est arrivé de n’avoir pas fait comprendre à certains combien ils étaient importants pour moi. J’en ai éprouvé du regret. Mais de là à avoir honte… C’est un truc bizarre la honte, un sentiment que j’éprouve peu.
Vos parents étaient-ils fiers de votre profession ?
Très. Mon père, vétérinaire, et ma mère, prof d’anglais, m’ont encouragé dans le dessin. Ils devaient penser que j’allais devenir un artiste, un vrai, un gars qui peint, qui sculpte. Puis ils m’ont vu réussir dans la bande dessinée, alors qu’ils n’arrivaient pas à en lire. Ils regardaient mes dessins, voyaient parfois les journaux parler de moi. Ils étaient très fiers, très contents. Plus que moi.


Pas de regrets de ne pas avoir suivi une carrière médicale ?
Très courte. Juste une année d’études. Aucun regret. Cela dit, j’aurais beaucoup aimé être médecin de campagne. J’accompagnais parfois mon père lors de ses tournées. J’aimais le contact avec les gens. Nous vivions à Bort-les-Orgues, sur la Dordogne, côté Corrèze. Là où la Dordogne sépare la Corrèze du Cantal.
Pourquoi avoir finalement choisi la Bretagne ?
Un peu par hasard. J’aime beaucoup cette région. En plus, dans ma région d’origine, je ne connais pas grand monde. Gamin, j’étais pensionnaire à Clermont. J’y ai assez peu de famille, alors que j’ai beaucoup d’amis en Bretagne. Et surtout à Paris.
Vu votre production, avez-vous un côté dessinateur compulsif ?
Tout à fait. Dès que je vois un papier et un crayon, je ne peux m’empêcher de dessiner. En vous parlant, je crobarde un nu, puisque c’est notre sujet de conversation.
Un gros roman graphique n’assouvirait-il pas cette soif de dessin ?
Les romans graphiques m’intéressent, mais cela représenterait des années de boulot et j’ai déjà trop de projets. En plus, je ne sais pas dessiner à l’économie. Et ne suis plus très jeune.
Puisque nous reparlons de vos nus, vous variez beaucoup vos approches graphiques.
On me fait souvent remarquer que mes croquis sont plus intéressants que mes dessins finaux. Un croquis est plus spontané, plus dynamique, plus libre. J’en suis conscient. Lorsque je les repasse à l’encre, j’ai tendance à figer mes croquis, mais n’ai pas trouvé de solution à ce problème.

“Il peut m’arriver d’avoir des regrets. Mais la honte est une chose bizarre que j’éprouve peu”


Vos projets ?
Je travaille sur un Léna avec Pierre Christin et j’aimerais terminer un 7 Vies de l’Épervier. Douze pages faites. Mais Patrick Cothias et moi ne nous entendons pas trop sur le scénario. Et Yves Sente travaille sur le scénario de notre prochain Blake et Mortimer.
D’autres envies ?
Bien sûr. En dédicace pour Double 7, pas mal de lecteurs m’ont exprimé le souhait de revoir ce personnage. Or, j’ai envie depuis longtemps de dessiner la Résistance française. Avec Yann, nous avons imaginé de faire vivre le personnage de Double 7 pendant cette période. Mon père m’a raconté deux trois histoires de son expérience en ces temps-là. Ce souvenir m’a toujours un petit peu hanté. Comme beaucoup, je me demande comment je me serais comporté. Certains ont fait les bons choix, d’autres non. Pas simple. Le film Lacombe Lucien de Louis Malle posait le problème de façon formidable. Bon, ce n’est pas pour tout de suite. Sinon, je n’ai pas tout à fait renoncé à écrire moi-même un nouveau scénario…

Propos recueillis par Frédéric VIDAL
Supplément offert de Casemate n°184,
(extrait de Casemate n°126, juin 2019)

La Honte,
50 nuances de rouge,
André Juillard, Nelly Maurel,
Éditions i,
180 pages,
22,90 €.

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