Comment André Juillard croque-t-il ses nouveaux personnages ? Quel est son meilleur souvenir du Bâton de Plutarque ? Pourquoi la vente de ses planches lui laisse-t-elle un sentiment mitigé ? Suite et fin de l’interview parue dans le dossier spécial de Casemate 73, du dessinateur du 23e tome de la saga Blake et Mortimer*, à paraître le 5 décembre.
L’intégrale du Secret de l’Espadon comporte plusieurs images pleine page. Avez-vous été tenté d’en réaliser pour Le Bâton de Plutarque ?
André Juillard : Au départ, Yves Sente aurait bien vu cette histoire courir sur deux tomes. Deux ans de travail pour moi. J’ai dit non. Il m’a alors proposé d’intégrer des dessins pleine page dans cette version longue, arguant que je gagnerais du temps. Ce qui d’ailleurs est faux. J’ai encore dit non. Je suis un miniaturiste. Mon dessin est destiné à être réduit, pas agrandi.
La couverture du Casemate 61 montre pourtant une case d’Ariane agrandie, et c’est très réussi !
Peut-être, mais mon dessin n’est pas parfaitement linéaire, des petites choses accrochent. Pour un dessin de cette taille, j’aurais travaillé en fonction de l’agrandissement.
Dans Le Bâton de Plutarque, vous montrez les radars anglais dans de simples cabanes en bois…
C’est conforme à la réalité, comme le montrent des photos d’époque. Ces bicoques étaient camouflées en vert et marron comme les Spitfire. Il avait fallu les installer si rapidement que, du coup, certaines stations étaient sous de simples tentes. Tout le littoral était ainsi décoré d’une myriade d’antennes qui guettaient toute approche de formation allemande.
Connaissez-vous Gibraltar où se déroule une partie de l’histoire ?
Je n’y suis plus retourné depuis la fin des années soixante. J’avais une douzaine d’années et nous visitions le rocher lors de vacances en Andalousie. J’en garde le souvenir d’un petit morceau d’Angleterre, tout d’architecture british. Je me souviens du soleil andalou, de plages immenses et désertes. Et de villages de pêcheurs où on dégustait des sardines grillées. De chemins de terre, de peu de voitures, de femmes portant encore des charges sur la tête…
Votre scène préférée dans cet album ?
Le voyage en voiture de Londres vers les bases secrètes de Scaw-Fell et Bletchley. J’ai pu alors dessiner quelques paysages anglais. Un moment d’évasion.
Toute la côte anglaise était parsemée d’une myriade d’antennes guettant les Allemands
Construisez-vous des maquettes d’avions ?
Je n’en ai pas la patience, mais j’en achète et les photographie, car on ne retrouve pas, sur Internet, les engins qui m’intéressent sous tous leurs angles. Ainsi les voitures sont-elles presque toujours de face ou 3/4 face, éventuellement de profil, mais presque jamais de l’arrière. La collection des maquettes des principaux engins imaginés par Jacobs, dont l’Espadon, évidemment, m’a bien aidé.
Dans Casemate 73, vous évoquez votre collaboration au dessin avec Étienne Schréder comme une première. Vous aviez pourtant déjà travaillé en doublette avec Didier Convard !
Ce n’était pas du tout la même histoire. Chacun crayonnait des pages que l’autre encrait. Et on se partageait les couleurs. D’où des albums Isabelle Fantouri très homogènes. Péchés de jeunesse…
Ne deviez-vous pas collaborer également avec Convard sur votre premier Blake et Mortimer ?
Oui, mais ça n’a pas marché. J’avais du mal à encrer le dessin de Didier, pas suffisamment super précis pour cette reprise.
Vous avez vieilli Blake et Mortimer dans Le Dernier Chapitre, scénario de Convard, et les avez rajeunis dans Les Sarcophages du 6e continent. Quelle est l’opération la plus délicate ?
Rajeunir, faire des visages tout lisses où rien ne dépasse m’est difficile. Vieillir un homme est plus aisé, un trait de plus, et hop, c’est dix ans de pris. Pour les femmes, c’est bien plus délicat. J’ai essayé sur Ariane, mais, au premier trait ajouté, elle affichait tout de suite 60 ans. Du coup, elle a gardé son visage de jeune fille.
Vieillir un homme, c’est facile ; une femme beaucoup moins. Un trait la fait sexagénaire
Vous vous dites mauvais portraitiste.
Pas très bon en tout cas. J’ai réalisé quelques portraits, mais pour la plupart imaginaires. Ou alors je me fiche du modèle. Je pars de l’architecture d’un visage et après j’improvise, sans chercher la vraisemblance.
Où allez-vous chercher les visages des nouveaux venus dans Blake et Mortimer ?
Je m’inspire beaucoup de caricatures. L’art du caricaturiste est d’accentuer le trait de telle manière qu’on reconnaisse le personnage immédiatement, malgré les exagérations. Je me réfère souvent aux caricatures de Daumier. Benson vient d’une sculpture de Daumier.
Allez-vous dessiner beaucoup d’ex-libris du Bâton de Plutarque ?
Fini ce temps-là, on ne nous en demande pratiquement plus. Ce marché s’est cassé la figure.
Alors que celui des planches prend de plus en plus d’importance ?
Apparemment. Au départ, les ex-libris étaient destinés à aider les libraires à vendre nos albums. Un seul libraire fait encore appel à moi, Super Héros, à Paris. Ils me demandent des petits formats sans prétention, leur mise en place est sympa. J’ai plaisir à les faire.
Une de mes planches où ne figure pas Blake, Mortimer ou Olrik ne vaut pas un pet de lapin
Vendez-vous vos planches ?
Régulièrement, après chaque album, mais pas toutes. Je garde les meilleures, enfin les meilleures à mon goût.
Qui n’est pas celui des acheteurs ?
Pour eux, le must est la planche où figurent Blake, Mortimer et Olrik. À côté, une planche que je vais estimer très réussie graphiquement ne vaut pas un pet de lapin si ne s’y trouve aucun des personnages principaux. J’ai pris un peu de recul par rapport à tout cela.
Un regard ironique ?
Non, j’estime respectable l’intérêt des amateurs pour les originaux. Cela prouve que notre travail est apprécié. Je suis moi-même collectionneur, j’échange des planches avec mes collègues. Ce qui me gêne, et m’énerve un peu, c’est vrai, est le peu d’intérêt pour le côté esthétique de notre travail.
En achetez-vous ?
Quelques-unes, dont une très belle planche du Spirit de Will Eisner. Elle figurait dans une partie de la collection d’Yves Chaland mise en vente par sa femme. Je l’ai payé 12 000 francs, à l’époque une belle somme. Par chance, je venais de vendre quelques planches chez Maghen.
Les échanges entre auteurs, c’est une planche contre une planche ?
La plupart du temps. Parfois, certaines offres ne m’emballent pas, mais j’échange par politesse.
Et vous, proposez-vous souvent des échanges ?
Peu, je préfère qu’on me demande ! Il y a longtemps, avec Enki Bilal, nous avions évoqué un échange de planches. Nous étions d’accord, et puis ça a traîné et ne s’est pas fait. Aujourd’hui, je n’ose plus. Il faudrait que je donne à Enki un album entier contre une seule de ses planches, ou même un seul dessin !
Propos recueillis par Frédéric VIDAL et Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 73 – août-septembre 2014.
* Dans Casemate 73, une page à conserver : avalisée par le scénariste Yves Sente, la tentative de chronologie des vingt-trois Blake et Mortimer, du Bâton de Plutarque (1944-1946) aux 3 Formules du Professeur Sato (1967).
Les Aventures de Blake et Mortimer #23,
Le Bâton de Plutarque,
André Juillard & Étienne Schréder, Yves Sente,
d’après Edgar P. Jacobs, Éditions Blake et Mortimer,
15,95 €,
5 décembre.
Images © Éditions Blake et Mortimer.