Jean Moulin, le héros de la Résistance, est le troisième Compagnon de la Libération (après Leclerc et Messmer) à figurer dans la série que leur dédie Bamboo – Grand Angle. Casemate 127 consacre un dossier de six pages à cette bio écrite par Jean-Yves Le Naour et dessinée par Iñaki Holgado & Marko. Elle permet d’y voir plus clair dans la foire d’empoigne entre organisations résistantes gaullistes d’une part, et les Alliés, de Gaulle et les Américains principalement, d’autre part. Mais tout a-t-il été dit sur Jean Moulin ? Probablement pas. Le journaliste Guillaume Dasquié, en 2016, a souligné des aspects méconnus de l’ancien préfet résistant. Et des contradictions parmi ses amis survivants. Des surprises sont sans doute à venir, prédit-il. Casemate a enquêté.

Dossier Antoine BÉHOUST
Supplément offert de Casemate n°127 – juillet-août 2019.

Guillaume Dasquié, journaliste reporter-enquêteur, réalisateur de documentaires et écrivain, a collaboré notamment au magazine Vanity Fair. Dans le numéro 40 de ce mensuel chic, daté d’octobre 2016, il signe une longue enquête intitulée « Le dernier secret de Jean Moulin ». Loin de se vouloir attentatoire à la mémoire de l’icône, « le Christ, la figure sublime de la Résistance », comme le qualifie l’historien Jean-Yves Le Naour, ce travail de synthèse – une enquête de six mois ponctuée de nombreuses interviews – présente l’homme lige du général de Gaulle sous un angle assez inattendu et plutôt transgressif à son époque.
On savait le jeune Jean Pierre Moulin, élève aux études courtes, plutôt en conflit avec son père, mais protégé par ce dernier, doté d’un tempérament d’artiste. Il aime le dessin et la peinture, et pratique lui-même la caricature de presse avec un trait très sûr sous le pseudonyme de Romanin. Il publiera, dans les années trente, dans des titres assez marqués par la droite maurassienne (Candide, Gringoire) et l’hebdomadaire humoristique Le Rire, à l’origine violemment anti-dreyfusard, antisémite et anti-républicain. Ses passions artistiques le pousseront à collectionner plus tard quelques grands noms de la peinture contemporaine.
Côté politique, Jean Moulin ne fait pas secret d’un penchant marqué pour les opinions radicales-socialistes, sans doute confortées par sa nomination au cabinet de Pierre Cot, alors ministre des Affaires étrangères de Paul Doumer, futur créateur de l’armée de l’Air, qui le prend sous son aile.

“Façonner le personnage afin de le rendre compatible avec les canons d’une idéologie” — Guillaume DASQUIÉ

Sur le plan sentimental, la situation se complique. Non pas tant, note Guillaume Dasquié, parce qu’il semble attesté que Jean Moulin, archétype de l’homme à femmes (marié, divorcé), a pu entretenir des relations homosexuelles à diverses reprises, mais à cause de l’acharnement qu’ont mis certains à expurger le roman national de cet aspect de sa personnalité : « Sa vie intime ne nous intéresserait pas si, comme je l’ai constaté au cours de mes recherches, elle n’avait été l’objet d’occultations délibérées qui dessinent une volonté de façonner un personnage pour le rendre compatible avec les canons d’une idéologie. »
L’iconographie s’en mêle également. La fameuse photographie de Jean Moulin prise par son ami Marcel Bertrand, chapeau mou et écharpe romantique pour camoufler les séquelles de sa tentative de suicide de juin 1940 – qu’il détestait – tranche singulièrement avec les clichés de famille du jeune préfet « espiègle, coquet, voire efféminé, ajoute Dasquié. Comme cette photo, prise sur le pont d’un voilier au large de Saint-Tropez, où il pose, légèrement déhanché, aux côtés de deux amies, en maillot boxer et sandales blanches à lanières ».
Deux historiens au moins, Jacques Baynac (1) et Pierre Péan (2) ont abordé le sujet. Dans un courrier à Dasquié, Baynac précise : « Que Jean Moulin n’ait jamais été gay n’aurait strictement rien changé à son action, sauf qu’il se serait certainement fait arrêter plus rapidement, faute d’expérience de la vie clandestine. Pour ma part, je me borne à constater qu’aucune femme n’a déclaré avoir été sa maîtresse dans les années quarante et qu’aucun homme n’a dit publiquement avoir été son amant. En fait, à mes yeux, la fausse question sexuelle est l’autre face de la vraie question : Jean Moulin était-il gaulliste ou non ? Imaginez-vous la superstar gaulliste proclamée homo ? »

“La véritable question est : imaginez-vous la superstar gaulliste proclamée homo… ?” — Jacques BAYNAC

Pierre Péan, de son côté, pose la question « l’était-il ? » sans pour autant trancher. La proximité de Moulin et du poète Max Jacob (homosexuel assumé) précurseur du surréalisme, son aîné de vingt-trois ans lorsque Moulin était en poste dans le Finistère dans les années folles, est avérée, notamment par le tendre quatrain à peine codé que lui adresse le poète : « Je suis ce soir, la chose est claire, l’heureux meunier du Finistère : j’ai le moulin de Pont-Aven et le Moulin de Châteaulin »… Dasquié rappelle que Moulin se fera appeler Max dans la clandestinité « trois lettres à l’air de passerelle – et d’indice – entre ses vies multiples ».
Pour Daniel Cordier, alias Caracalla (3), son éphémère secrétaire à Lyon, Compagnon de la Libération lui aussi (Emmanuel Macron l’a récemment élevé à la dignité de Grand-Croix de la Légion d’honneur, le plus haut grade), Moulin était vraiment un homme à femmes : « le genre d’homme qui font l’amour quatre, cinq, six fois par jour avec des femmes différentes »… Mazette !
L’âge de ce grand témoin de l’Histoire (96 ans à l’époque), homosexuel lui aussi (et pygmalion du jeune chanteur Hervé Vilard dans les années soixante), lui jouerait-il des tours ? Dasquié s’interroge, lui qui a retrouvé dans les archives des services britanniques des documents attestant de l’arrestation de Daniel Cordier par les Allemands, une semaine avant la capture de Jean Moulin. Démenti de Cordier : « Je peux vous affirmer que je n’ai jamais été arrêté par les Allemands, sinon je l’aurais raconté. » Et d’ajouter : « Je suis stupéfait […], jamais personne ne m’avait parlé de ça ! » L’historien Jacques Baynac, qui effleurait le sujet dans son ouvrage, avait pourtant sollicité Cordier sur ce point. En vain.
« L’interpellation de Cordier par les Allemands quelque temps avant Caluire, nous confie Dasquié, est une thèse qui n’a pas été sérieusement contredite par les historiens. Il était embarrassé lorsque je lui ai parlé de cela, il a botté en touche, fait comme si cela n’existait pas. Je l’ai trouvé assez embêté pour un homme qui a eu le rôle que l’on sait. »

”De jeunes historiens prédisent de grosses surprises sur Moulin dans les années à venir” — Guillaume DASQUIÉ

L’histoire de Jean Moulin, écrite par des résistants qui n’avaient pas accès à toutes les sources dont on dispose aujourd’hui, est probablement loin d’être close. « Il faut garder à l’esprit, rappelle Dasquié, que le “roman national” a d’abord été écrit sur la simple foi des acteurs de cette histoire. » L’ouverture récente des archives allemandes (Wehrmacht, Abwehr, Gestapo) (4) a déjà révélé quantité de choses. Dasquié l’assure : « Plusieurs jeunes historiens qui se sont investis dans leur étude m’ont affirmé après la parution de mon papier dans Vanity Fair qu’il faut s’attendre à de grosses surprises dans les prochaines années au sujet de Jean Moulin. Par exemple, qu’il ne serait pas mort en juillet 1943 à Metz, mais plusieurs mois plus tard. Plus important, il semblerait, d’après les archives de l’Abwehr, que tous les responsables de la Résistance française avaient été identifiés depuis un certain temps. Mais l’Abwehr, n’ayant pas de compétences juridiques pour intervenir directement, avait délégué ce dossier à la Gestapo chargée des opérations de police. Gestapo qui en savait beaucoup moins. »
1. Les Secrets de l’affaire Jean Moulin – Archives inédites sur la Résistance, Jacques Baynac, Seuil, 512 p., 1998.
2. Jean Moulin, l’ultime mystère, Pierre Péan & Laurent Ducastel, Albin Michel,
480 p., 2015.
3. Alias Caracalla, Daniel Cordier, Gallimard, 944 p., 2009.
4. Armée allemande, service de renseignement de l’armée et police secrète du IIIe Reich.

Les Compagnons de la Libération,
Jean Moulin,
Iñaki Holgado & Marko,
Jean-Yves Le Naour,
Bamboo – Grand Angle,
46 pages, 14,50 €,
21 août 2019.

De Gaulle : Cacher des abîmes d’infamie…

21 juin 1943. Se rendant dans la maison du docteur Frédéric Dugoujon, à Caluire, les principaux chefs de la Résistance de la zone Sud tombent aux mains de la Gestapo et de Klaus Barbie. Ils ont été trahis. En 1947, de Gaulle commente ainsi ce jour tragique :
« Tout ce qu’on peut dire, sans trop de risques de se tromper, c’est que les ténèbres de cette affaire cachent des abîmes d’infamie. Des hommes ont été livrés jusqu’à une certaine date… Des camarades de résistance en sont arrivés à cette infamie, à cette extrémité d’infamie, livrer leurs frères. Pourquoi ? Pour arriver… pour arriver premiers à la Libération ! Ils ont fait cela. Ils l’ont fait alors que les Allemands avaient le genou sur leur gorge, ils l’ont fait par les Allemands. » (1)
Que vous inspire cette citation ?
Jean-Yves Le Naour : Elle me paraît assez juste. Après, vis-à-vis de Jean Moulin, de Gaulle ne manifeste pas beaucoup d’émotion. Pour lui, cette mort est une péripétie dans le déroulement de la guerre. C’est typique de l’attitude du chef de guerre. Il y a de multiples exemples où l’on avertit des généraux – je pense à Castelnau ou à Foch (2) –, que leur fils vient de mourir. Ils ne cillent pas, ne pleurent pas et passent aussitôt à autre chose. De Gaulle est dur, c’est une barre de fer. Ce qui, évidemment, ne signifie pas une absence de sentiment. Et l’on voit bien à travers cet extrait qu’il a tout à fait compris ce qui s’est passé. Il est en charge de quelque chose qui le dépasse lui-même : l’avenir de la France.
1. En écoutant De Gaulle. Journal 1946-1949, Claude Guy, Grasset, 1996.
2. Édouard de Curières de Castelnau, général chef d’état-major des armées durant la Première Guerre mondiale. Ses trois fils ont été tués. Foch, futur maréchal de France, a perdu son fils et son gendre le même jour.

Cordier se faisait des nœuds

Quel souvenir gardez-vous de Daniel Cordier ?
Guillaume Dasquié : Un fin politique, tacticien. Un homme davantage marqué par la quinzaine d’années qu’il avait passées dans les services de renseignement après-guerre que par sa période Moulin. Très politique, jouant très bien la partition qu’on attendait de lui, comme témoin. Mais plus je devenais précis dans mes questions, plus je le trouvais gêné dans ses réponses. Il se contredisait énormément – et pas que sur des petites choses dont on pouvait attribuer l’oubli à des faiblesses de mémoire. J’avais l’impression d’interviewer un homme, comme j’en ai rencontré dans les milieux de l’armement, habitué à dire des choses vraies, mais partielles. Et des choses détaillées, mais parfaitement invérifiables.

Des saints patriotiques

Pourquoi seulement 1038 Compagnons de la Libération ?
Jean-Yves Le Naour : Il pourrait y en avoir beaucoup plus. L’ordre fondé par de Gaulle en 1940 a fonctionné jusqu’en janvier 1946. Exceptionnellement, on a rouvert l’ordre, de Gaulle à l’Élysée, pour honorer Winston Churchill et le roi Georges VI. À Londres, de Gaulle, n’étant pas en France, ne peut accorder la Légion d’honneur. Pour distinguer, féliciter et récompenser les plus braves qui l’ont rejoint, il invente un nouvel ordre. Il veut ainsi offrir des modèles patriotiques à la France libre, des sortes de saints patriotiques. Le chiffre peut paraître dérisoire, mais, si l’on regarde bien, il choisit autant dans les sous-mariniers, l’aviation, l’infanterie, les tirailleurs sénégalais, les jeunes résistants.
Mais n’honore que six femmes…
Sous-représentées par rapport à leur activité dans la Résistance. Elles ont tenu un grand rôle comme agents de liaison ou de ravitaillement, mais pas demandé systématiquement leur carte de résistant contrairement aux hommes. Elles n’occupaient généralement pas de fonctions combattantes, mais sans elles les maquis n’auraient pu être ravitaillés. De Londres, elles paraissent invisibles à de Gaulle. Il y a néanmoins quelques grandes figures comme Berty Albrecht. Il existe une BD sur elle*.
… et 45 hommes du rang.
Pas énorme. Mais de Gaulle connaît très peu la résistance intérieure à l’époque. Les deux tiers ou les trois quarts des personnes honorées reçoivent cette distinction au cours des deux premières années qui ont suivi la création de l’ordre. En gros, 75 % de membres des Forces françaises libres, un quart de résistants. De Gaulle, en 1941-42, va tenter de structurer la Résistance, s’en faire reconnaître et se présenter comme chef de la France devant les Alliés : « Regardez, je n’ai pas seulement la France libre, mais toute la résistance intérieure derrière moi. » Unifier la Résistance sera la mission Jean Moulin.
Combien de Compagnons encore vivants ?
Six quand on a commencé à écrire les scénarios. Trois à ce jour, entre 90 et 100 ans. Dont Daniel Cordier, 99 ans en août.
* Tome 3 de la série Femmes en résistance : Berty Albrecht – Une dangereuse terroriste arrêtée par la Gestapo, Ullcer, Emmanuelle Polack, Régis Hautière & Francis Laboutique, Casterman, 2015.