L’enfer vécu par les combattants dans les Ardennes entre décembre 1944 et janvier 1945, Philippe Jarbinet le détaille dans Casemate 86. Pour Casemate.fr, il confie ses doutes, ses plaisirs et sa volonté de défendre une BD classique bourrée de choses vraies.
Quel est le public d’Airborne 44 ?
Philippe Jarbinet : Bien que je prévienne les parents qu’on ne peut pas lire cette série à n’importe quel âge, je remarque que beaucoup de 10-11 ans commencent à y venir, intéressés par le thème plus que par le dessin réaliste. Celui-ci les touche par sa précision et la richesse des cases. Et j’ai évidemment beaucoup de lecteurs de la cinquantaine, mon âge. Lors de la sortie du premier diptyque, des Strasbourgeois pleuraient devant ma table de dédicace en me racontant comment leur grand-père avait été un Malgré-nous, ces Alsaciens engagés de force dans l’armée allemande. Le dialogue s’installe vite. J’adore parler avec les lecteurs. Airborne 44 a même son fan-club. Mais bon, ce n’est que de la BD, ça ne soigne pas le cancer ! Et c’est aussi, enfin je l’espère, un peu léger quand même.
Êtes-vous lu aux États-Unis ?
En tout cas, des journalistes américains ont comparé la bataille de mon village à la bataille de Caen ! C’était violent, mais sûrement vécu très différemment. Des Normands vous diront que ce fut affreux, davantage qu’on ne le croit généralement. L’axe Normandie-Berlin était terrible pour les gens qui vivaient dessus. Mon village d’enfance a été terriblement touché. D’autres de Normandie ont aussi énormément souffert en décembre 1944.
Quelles sont vos ventes ?
Celles du premier diptyque tournent autour de 40 000 exemplaires par album en langue française. Pas énorme sur six ans. Le monde de la BD est difficile. Je viens de recevoir le tome 6, j’en vois les défauts et qualités : très bien imprimé, c’est un bel album. Après, la manière de traiter ce sujet est-elle moderne ou pas ? Va-t-elle toucher le monde de la BD, qui évolue parfois extrêmement vite dans des directions où moi je n’ai peut-être pas vraiment ma place ? C’est pour moi un questionnement permanent. Dois-je changer de style pour être plus moderne ? Je n’en ai pas envie, ne sachant bien faire que ce que je fais. Je veux bien progresser, je sais avoir encore une marge de manœuvre atteignable. En revanche, je ne suis pas prêt du tout à me lancer dans totalement autre chose. S’il me fallait dessiner minimaliste, je serais malheureux. Certains le font extrêmement bien et me laissent très admiratif. Mais cette manière de dessiner n’est pas inscrite dans mes gènes. J’ai essayé et ne suis jamais sorti content de l’expérience. Tant pis. Il faut d’abord se respecter soi-même parce que le public n’aime pas qu’on triche.
Des Strasbourgeois pleuraient en racontant que leur grand-père avait été un Malgré-nous
Dans quel secteur voudriez-vous progresser ?
Je suis satisfait de mes scènes dans la neige, mais parfois moins des visages. J’ai une grosse difficulté avec les militaires en uniforme. Il faut des personnages fondamentalement différents, or mes tics graphiques font que les visages ne sont pas suffisamment discriminés. C’est un petit défaut du tome 6. Je m’en suis aperçu ensuite et j’ai regretté que mon éditeur, par exemple, ne m’en fasse pas la remarque à temps. Je vois déjà comment y remédier dans mon prochain album. Ce défaut doit disparaître.
Avoir un regard lucide sur son travail, est-ce facile ?
En tout cas, ça vaut mieux qu’attendre que certains vous fassent remarquer vos défauts. Il faut alors avoir l’humilité de reconnaître que les autres peuvent n’avoir pas tort, qu’on n’a pas raison contre tout le monde. Donc, pour paraphraser Cyrano, je préfère me servir les choses moi-même avec assez de verve pour éviter qu’un autre me les serve…
Comment travaillez-vous ?
Sur du 300 g 100 % coton de très bonne facture, qui résiste très bien à la BD et supporte crayonné et encrage. Ensuite, je gomme et mets en couleur. Sans bleu, sans numérique, je n’ai qu’un original. Si je le saccage… Je rationalise au maximum pour m’éviter de me casser la figure quand je mets en couleurs, mais ça risque toujours d’arriver. Je me compare à un tennisman sur le court. On peut gagner ou perdre à chaque fois. Donc, ce n’est pas grave.
J’aime utiliser des faits réels, documentés pour expliquer le monde dans lequel je vis
Pourquoi ce besoin d’ancrer vos histoires dans la réalité ?
Airborne 44 est le contraire d’une uchronie. Ce genre ne m’intéresse pas parce qu’il pousse à violer des faits historiques. J’aime utiliser des faits réels, bien documentés pour expliquer le monde dans lequel je vis. Étant un grand anxieux, j’ai besoin d’aller fouiller là-dedans même si ce que j’y trouve ne me plaît pas.
Vos sources ?
Par exemple un site d’archives de 39-45. Il a repris des photos d’époque en HD, et c’est passionnant. J’essaye toujours de mettre dans chaque case un élément réel, historique, qui va intéresser les passionnés de cette époque-là. Je ne me souviens pas m’être dit un jour : « Tiens, je vais lever le pied et ne rien glisser dans cette case… » Bien sûr, il faut parfois alléger pour laisser de la place aux informations de l’histoire. Mais enrichir autant que faire se peut une planche, un album, c’est donner matière à la lire, mais aussi à la relire. Pour moi, lecteur, rien n’est pire que de me dire : « OK, j’ai lu cette bande dessinée, je la mets dans ma bibliothèque en sachant déjà que je n’aurai pas envie de la relire. »
Vous leur en donnez pour leurs 13,95 euros ?
Je serais pour des albums très bon marché, n’excluant pas une partie du public. Des albums à 14, 16, 25 euros me paraissent représenter des budgets bien importants en période de crise.
Propos recueillis par Antoine BÉHOUST
Supplément gratuit de Casemate 86 – novembre 2015.
Airborne 44 #6,
L’Hiver aux armes,
Philippe Jarbinet,
Casterman,
13,95 €,
dispo.