Raconter la vie galère d’un bluesman guitariste des années 30, c’est plonger dans un monde glauque de racisme, de drames familiaux, dégoulinant de mauvais alcool. C’est ce qu’a fait Frantz Duchazeau en faisant revivre Robert Johnson, mort à 27 ans pour avoir regardé de trop près la copine d’un barman. Suite et fin de son interview (dossier de six pages dans Casemate 175, en vente).

Quand avez-vous découvert Robert Johnson ?
Frantz Duchazeau : En 1992. Après avoir lu un article sur lui dans le magazine Best, je me procure dans la foulée un CD où on trouve son fameux portrait photo en pied avec sa guitare. Ce cliché me fascine. Je ne suis alors pas du tout blues, mais plutôt rock. Les premières écoutes du CD me rebutent tant l’enregistrement craque. Mais je vais rester hanté par sa voix. On n’entend pas très bien son jeu de guitare. Keith Richards pensait qu’ils étaient deux guitaristes, dont un se consacrant à la basse. Il ne comprenait pas comment Robert pouvait obtenir ce jeu seul. Le voir jouer en vrai devait être très impressionnant. Cet enregistrement était un peu l’équivalent d’une bande dessinée qu’on aurait imprimée. Elle perdrait au passage la moitié de son intérêt.
A-t-il tenté sa chance dans les grandes villes ?
Il a voulu passer une audition à New York. On n’en garde aucune trace. J’imagine donc qu’après avoir été refoulé à l’entrée à cause de sa couleur de peau, il refuse de passer par l’arrière du bâtiment. Pour ne pas vivre cette humiliation raciste, ou parce qu’il est pris de maux de ventre liés à son abus d’alcool, comme cela lui arrive souvent ? Je comble les trous de sa biographie en m’appropriant la vie du personnage. Joséphine Baker raconte très bien ce genre d’humiliation lorsqu’elle vient jouer son spectacle prévu dans un hôtel chic de New York, en 1938. On lui refuse l’entrée et la force à passer par-derrière.

“Elle vient donner un spectacle dans un hôtel de New York. On la force à entrer par l’arrière”

S’il avait survécu, l’auriez-vous vu passer à la guitare électrique ?
Non. Son activité correspond à la fin de la période du Delta blues, basée sur la guitare acoustique depuis la fin du 19e siècle. Après sa mort, la guitare électrique s’est largement répandue, changeant ce genre musical. De son vivant, il a essayé l’un des premiers modèles de guitare électrique en rencontrant le guitariste de jazz Charlie Christian à New York. Peu convaincu, il lui aurait confié : « J’arrive pas à la faire parler. »Vos bluesmen préférés ?
Parmi ceux de la même époque, les années 30, j’aime beaucoup Son House, Willie Brown, et plein d’autres qui n’ont parfois enregistré qu’un ou deux morceaux. Leurs chansons parlent souvent de femmes et de sexe, utilisant des métaphores souvent drôles. Ainsi « squeeze my lemon » (presse mon citron). Parmi les morceaux connus de Robert Johnson, certains sont des reprises, d’autres de sa composition comme les célèbres Sweat Home Chicago et Terraplane Blues.

“À écouter Johnson, Keith Richards pensait qu’ils étaient deux guitaristes, dont un à la basse…”

Écoutiez-vous les chansons de Robert Johnson en le dessinant ?
Non. Pas besoin, tant j’en étais imprégné depuis longtemps. Je n’ai pas non plus beaucoup écouté Meteor Slim lorsque je lui ai consacré un album en 2008. Ce qui m’intéresse dans le blues en tant que dessinateur reste avant tout son univers visuel rattaché au sud des États-Unis. Il correspond bien à mon style crasseux. A contrario, je serais incapable de dessiner une bande dessinée se déroulant dans une ville contemporaine.
Vos projets ?
Un album sur le dessinateur clochard des années 60 et 70 Marcel Bascoulard. Il vivait dans une carcasse de camion. Pendant quarante ans, il a dessiné les rues de Bourges, les vendant aux commerçants de la ville. Il avait l’habitude de se prendre en photo travesti en femme. Ses mantras : « Ne rien posséder, vivre loin des hommes et mourir dans l’indifférence de tous. » Parution prévue pour 2025 chez Sarbacane. Son titre, Le Clochard d’Avaricum, du nom du quartier de Bourges dans lequel il traînait.

Propos recueillis par Marius JOUANNY
Supplément offert de Casemate n°175 – janvier 2024


« Je veux mes planches… »

En juin dernier, vous lanciez un SOS après la perte des originaux de l’album. Que s’est-il passé ?
Frantz Duchazeau : Comme d’habitude, l’album achevé, j’amène mes planches à pied chez mon éditeur. Nous sommes un vendredi, je les dépose à la dame de l’accueil, car personne d’autre n’occupe les locaux. Je n’ai pas scanné les planches, car je ne possède pas le matériel pour cela. La technologie ne m’a jamais intéressé. Je ne possède un portable que depuis peu. L’éditeur scanne les planches en basse définition à 300 dpi, et appelle un coursier pour qu’il aille les scanner en HD. Au lieu d’amener directement les planches, le coursier s’arrête pour prendre un deuxième colis, laissant la précieuse mallette sur son scooter. Un type passe et prend la mallette. Horreur ! Deux ans de travail disparus…
Comment réagissez-vous ?
Je ne peux plus parler ni manger. Je parviens seulement à répéter : « Je veux mes planches. » Au bout de cinq jours, un type donne rendez-vous à mon éditeur au jardin du Luxembourg pour « rendre les plaques », comme il dit. Il raconte d’énormes bobards, il aurait trouvé le lot complet entre les mains d’un SDF qu’il aurait payé 50 balles pour les récupérer… Ce soir-là, j’ai pris un bon apéro !
Quid du coursier ?
Le photograveur qui l’avait commandé ne travaille plus avec lui. Il est venu lui-même depuis Angoulême chercher mes planches retrouvées. Je n’ai toujours pas acheté de scan, et je ne sais pas si je le ferai.

MJ

Les Derniers Jours de Robert Johnson,
Frantz Duchazeau,
Sarbacane,
224 pages,
29,90 €,
3 janvier.

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