BoDoi_82_CV2005. À la veille du 33e festival international de la bande dessinée d’Angoulême, BoDoï, l’ancêtre de Casemate, secoue le cocotier en osant proposer Hermann comme Grand Prix rêvé. L’homme, tout en délicatesse, on ne l’appelle pas le sanglier des Ardennes pour des nèfles, nous affirme alors se ficher d’une telle consécration comme de son premier strip (un autre jour, il concédera cependant aimer l’idée de la connaître pour s’offrir le bonheur simple de la refuser). Et puis les années passèrent et, si la production d’Hermann continua selon son rythme immuable, l’homme, semble-t-il sur les conseils avisés de son fils et scénariste, vient d’accepter d’être enfin nommé roi d’Angoulême. Et cela à la suite d’une série de rebondissements croquignolesques. Quinze jours auparavant, on lui aurait donné autant de chance qu’à Chirac face à Balladur en 1995 ou Hollande face à DSK début 2011.
Il nous a semblé intéressant de retranscrire, stricto sensu, l’interview qu’Hermann accorda à Sophie Flamand pour BoDoï en janvier 2005. D’autant qu’elle était entrelardée des réponses de quelques Grands Prix (Cestac, Boucq, Druillet…) à une question toute simple : « Hermann président, ça vous donnerait des boutons ? » Les réponses, comme le bon vin, gagnent souvent en saveur avec l’âge. À cette bonne surprise de 2016, espérons qu’en succédera une autre en 2017. Peut-être cette année-là, le festival osera-t-il célébrer un de ceux sans qui la BD franco-belge ne serait pas ce qu’elle est. Allez, osons l’incongruité suprême : un scénariste.
En 2017, Christin président ?


Dossier paru en janvier 2005, dans BoDoï 82

Avez-vous déjà été président du festival d’Angoulême ?
hermann_C_RobinHermann : Pour être président d’Angoulême, il faut avoir le Grand Prix. Je ne l’ai jamais eu.
Ça vous manque ?
Non.
Vous avez eu des mots très durs à propos des prix distribués à Angoulême(1).
Je trouvais l’attitude du jury assez pénible. Tout y était axé sur un copinage aux accents parisianistes. Dès lors, avoir un prix à Angoulême n’est vraiment pas valorisant. C’était une belle idée qui a été coulée par des personnes peu scrupuleuses. Je ne donne pas de noms, qui se sent galeux se gratte ! Cela dit, ce n’est pas le seul prix qui soit discutable quant aux pratiques du jury. Mais tout de même, c’est « le » grand festival et je voudrais qu’il continue à exister, même si je n’y vais plus. J’ai une certaine sympathie pour lui, malgré ce qu’il est devenu. Avec Dany et Tibet, au début des années soixante-dix, nous avions constitué le tout premier « Angoulême », le « Angoulême » d’avant « Angoulême », ce que nous appelons « Angoulême zéro ». C’était une Initiative de Francis Groux, qui est toujours dans l’organisation. Nous étions trois à relever ce défi, et cet essai n’était absolument pas concluant. Il y avait deux pelés et trois tondus, des gamins des environs, avec des albums qu’ils avaient achetés ailleurs parce qu’au festival d’Angoulême zéro, il n’y avait pas une seule librairie. J’ai été étonné que cela continue par après.
Vous êtes donc devenu très critique vis-à-vis de cette manifestation.
Il n’y a aucune amertume de ma part, même si je regrette le comportement du jury. Je me fous des prix, mais je déplore ces dérives, ces dessinateurs qui se renvoient la balle de Pilote à Casterman et retour. Tout le monde le savait. Moi, je l’ai dit. Les prix, ça ne me préoccupe pas, je n’ai pas vraiment envie d’avoir une plume à mon chapeau. Les médias aboient, la caravane passe ! J’ai eu des prix ailleurs, où il y avait peut-être aussi des magouilles. On peut en rigoler. Ma vie de dessinateur n’est pas destinée à être sous le feu des projecteurs.
Vous êtes un habitué des coups de gueule.
Je ne suis probablement pas un fin diplomate. La comédie humaine ne fait pas partie de mon caractère et je suis peut-être un peu rugueux. On m’a déjà demandé si ça ne me dérangeait pas d’utiliser du papier-émeri pour chatouiller les autres.
Et ?
Ça ne me dérange pas ! La vie ne me paraît pas extraordinairement belle, et je pense souvent que mon père aurait mieux fait de baiser une taupinière. Il y a deux ans, j’ai subi une intervention chirurgicale. Quand je me suis réveillé, j’ai regretté d’être revenu. Je suis pourtant très sensible à beaucoup de choses. Mais en gros, la vie ne me satisfait pas. J’en profite, mais l’humanité me paraît bizarre.

La BD est un bon outil pour dénoncer ces bizarreries ?
Évidemment. Comme la littérature, le théâtre. Malheureusement, on ne peut pas autant développer d’états d’âme que dans un roman. Ce n’est pas à la portée de la BD. Il faudrait rajouter du texte. Mais Proust en BD, ça va faire chier le monde. C’est pour cela que je suis toujours en recherche de nouveautés dans la narrativité. Par exemple, Greg avait trouvé un système remarquable de séparer les phylactères dans le discours d’un seul personnage. Ça donnait un souffle, une pause, comme un espace au lecteur pour y insérer ses émotions. J’utilise ce moyen et j’en cherche d’autres. Je cherche à faire reculer le mur de mon incapacité et ça me prend tout mon temps. Je voudrais faire passer des états d’âme sans emmerder le lecteur.
Pourtant, ce sont les albums où vous avez le plus montré vos états d’âme qui ont le plus séduit.
C’est vrai, mais je ne pense jamais à mon public. Je raconte les choses telles que je les sens. Il y a des auteurs de talent et il y a des lecteurs de talent. Tous les publics ne se valent pas. Il y a des strates, ceux qui saisissent tout et ceux pour qui le méchant doit avoir un chapeau noir et le gentil un chapeau blanc. Tous les lecteurs n’ont pas la même intelligence ni la même perception. Lelouch, qui vient de se lancer dans la BD, dit qu’au cinéma, tout est mâché, alors que dans la BD, il faut miser sur l’intelligence du lecteur. Et c’est vrai que la BD demande un effort. Au moins un effort d’invention, d’imagination. Je ne suis pas sûr que les gens aiment l’effort. Mais le public qui fait le plus plaisir, c’est celui qui a deviné ce qu’il y a entre les cases. On rencontre parfois des lecteurs qui vous disent tout ce qu’il y a dans votre BD, tout ce qui ne sautait pas aux yeux. Parfois même tout ce que l’auteur ne soupçonnait pas y avoir mis. Ces rencontres sont du plaisir à l’état pur.
Ce n’était pas possible quand vous travailliez avec Greg ?
Certainement pas ! D’abord parce que Greg était un faiseur de BD à l’emporte-pièce, même s’il a apporté du sang neuf à l’époque où j’ai commencé à travailler avec lui. Mais il n’abordait pas la psychologie des personnages. C’était de la série B. Il a toujours fait du très bon scénario, mais il n’a jamais fait du grand scénario. Il était efficace. Si j’avais continué avec lui dans une série comme Comanche, je vendrais sans doute trois fois plus. Mais ce n’est pas le but.
Vous vous sentez plus à l’aise dans vos propres scénarios ?
Non, pas forcément. C’est une question de sensibilité. Je suis par exemple très à l’aise avec ce que mon fils ressent. Il y a une sensibilité chez lui qui me touche. Pas parce que c’est mon fils, mais parce que cette approche-là me parle. Je suis obnubilé par le processus narratif. Le dessin me semble secondaire. Je tente sans cesse d’être au plus près de l’histoire pour transcrire un climat, une émotion.

Quand vous voulez chatouiller l’humanité au papier-émeri, vous privilégiez les one shot ou les séries ?
À première vue, je dirais les one shot. Quoique dans Jeremiah, je m’exprime beaucoup aussi. Il y a dans cette série – même si elle est d’une certaine façon ce qu’il reste en moi de l’influence Greg –, une truculence qui me ressemble. Le côté persifleur et ironique me permet de m’exprimer. Jeremiah comme Kurdy ont hérité une éthique de leur enfance. Je laisse au lecteur le soin d’inventer ces enfances différentes, en lui donnant de-ci de-là quelques pistes. Kurdy a grandi sans parents, c’est un gamin des rues qui a dû apprendre à survivre. Il n’est pas plus mauvais que Jeremiah, simplement beaucoup plus cynique, plus dur. Mais il y a quelque chose de chouette chez lui, qui dépasse son côté voyou. C’est un voyou sympa.
Mais qui va jusqu’au kidnapping !
Ouf. Il peut tout à coup se laisser aller et être vraiment dégueulasse. Je l’arrête à temps parce que je n’ai pas envie d’abîmer le personnage. Je crois pourtant que si j’avais une idée de scénario prodigieuse qui brutalement le traîne dans la boue, je le ferais. Mais comme Jeremiah a ses limites, je serais obligé de casser le couple. Pourquoi pas ?
Ça a déjà été le cas ?
Pas vraiment. Ce n’était tout de même pas si horrible ce qu’avait fait Kurdy (2). Je pourrais faire pire, bien pire, si je dégotte un scénario qui me convient trop bien, je ne pourrais pas reculer.
Avec Kurdy, mais sans Jeremiah ?
Jeremiah a changé avec le temps, il a perdu son côté boy-scout. Il est plus lucide, moins naïf. Mais il ne pourrait pas commettre certains actes. Il a grandi dans un milieu étriqué, religieux. Il a une personnalité moins rigide qu’auparavant, mais il a intégré des règles qui l’empêcheront de franchir certaines limites.
C’est son côté Tante Martha ?
Tout à fait.
Qui est Tante Martha ?
Un personnage de fiction que j’ai créé, mais c’est aussi ma mère. Je ne règle pas mes comptes avec ma mère, mais je m’en suis beaucoup inspiré. C’était une femme d’une grande probité, d’un courage inouï qui aurait attaqué un train avec une fourchette pour défendre sa famille. Mais il n’était possible de discuter de rien avec elle. Dès que l’on abordait certains sujets, elle répondait : « Tais-toi, je sais ça mieux que toi. Je suis plus vieille que toi. »Il était inconcevable d’avoir avec elle des discussions de dimension humaine. En plus, à la fin, elle était devenue Témoin de Jéhovah, ce qui anéantissait toute tentative d’échange ou de conversation. La religiosité de ma mère est celle de Tante Martha.


La religiosité est un thème récurrent chez vous. Et pas seulement celle de Tante Martha, mais aussi celle de La Secte ou de Strike.
Oui, mais il faut dire qu’on baigne dedans. On assiste même à un talibanisme américain. Un talibanisme protestant, vous imaginez ? On n’a pas fini d’en baver.
Qui suit le catéchisme de qui ? Kurdy dégrossit-il Jeremiah et lui apprend-il à ne pas trop se faire entuber, ou Jeremiah apprend-il la vie à Kurdy ?
Bonne question ! En fait, en mûrissant, comme Jeremiah est un garçon plus intelligent que Kurdy, plus intéressant humainement et aussi plus réaliste, il va devenir le mentor de Kurdy qui, lui, reste définitivement un voyou sympathique. Et un gamin. Un de ces merveilleux personnages secondaires sans lesquels les héros sont indécrottablement ennuyeux. Il est du côté du lecteur. Pas du côté de l’histoire.
Dans ce domaine des rapports entre premier et second rôles, un album est particulièrement révélateur : Ave Caesar.
Peut-être. J’aimerais répondre avec clarté, mais je ne connais plus les tenants et aboutissants du récit, je suis dans le brouillard. Ave Caesar est le seul album de la série dont je suis en grande partie mécontent. J’ai travaillé dans la brume. Le résultat est inabouti – en tout cas il aurait pu être meilleur. À l’époque, j’étais déjà distrait par l’album qui allait suivre.
Sarajevo-Tango ?
Oui. Nous étions en pleine guerre de Bosnie et j’étais perturbé. Je voulais me débarrasser le plus rapidement possible de Jeremiah. C’est un Jeremiah que je préfère oublier, car j’aurais pu le réaliser bien mieux si j’avais été plus calme. Je fulminais contre les politiques qui n’ont rien fait, et, pour être clair, j’accuse et je pointe du doigt un certain Monsieur Mitterrand et toute la clique des Nations Unies qui obéissent. J’ai vécu cette guerre de très près tout en étant très loin, et en recevant quotidiennement des fax qui contredisaient les infos. Je me suis rendu compte que les politiques déformaient les faits. Cela a été le détonateur de mon écœurement de l’être humain, de mon dégoût de certains comportements. Dans le domaine de la guerre et de la bonne conscience, je suis, depuis, devenu totalement irrécupérable. J’ai connu une autre guerre, mais c’était très différent. J’avais 6 ans à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Je me souviens des soldats allemands et américains autour de moi, et de l’odeur des cadavres dans les fossés. Il n’y avait pas de réalité, même si physiquement, j’étais plus proche des combats. Je ne connaissais pas encore la révolte ou l’indignation.

Dans Sarajevo-Tango, comme d’ailleurs dans Ave Caesar, vous fustigez une population avachie qui laisse agir un despote sanguinaire.
Mais c’est ce qui se passe ! Et qui continuera éternellement à se passer. Je pense toujours à tous ces gens qui, après des évènements horribles, défilent avec des panneaux « Plus jamais ça » ! Mais c’est de la foutaise ! Ça recommencera, ça recommence toujours, autrement, dans d’autres circonstances, mais l’horreur revient toujours, elle ne s’arrête jamais. Ça ne m’empêche pas de pousser des coups de gueule. Dans Simon est de retour, par exemple. À cette époque, j’avais des contacts avec certaines personnes de la police judiciaire à Liège. Elles m’ont raconté l’histoire d’un meurtrier d’enfants qui avait été très rapidement remis en liberté. Il ne lui a pas fallu quinze jours pour assassiner une autre gosse. Et c’est un hasard inattendu qui a permis qu’il soit de nouveau arrêté immédiatement. Quand j’entends des choses comme ça, je grimpe au plafond, je deviens incontrôlable.
Vous en parliez dans la préface de Simon est de retour.
J’avais dit alors, et je dis encore aujourd’hui, que je ne suis pas automatiquement opposé à la peine de mort. Ce que je redoute, ce sont des exécutions un peu trop systématiques, et bien sûr les erreurs. Ça, c’est épouvantable. Mais si on fait le tri, on constate tout de même assez régulièrement que des gens qu’on remet en liberté repartent bille en tête commettre des crimes horribles. Consécutivement à la parution de Simon est de retour, j’ai reçu un courrier d’une avocate belge qui me disait que la mise à mort n’a jamais eu d’effet dissuasif. C’est vrai, mais la mise à mort empêche la récidive. Comme je ne suis pas très religieux, je n’ai pas un sacro-saint amour pour le bipède. Qu’on élimine cette engeance ne me gênerait pas trop. On va probablement me traiter de facho, mais je m’en fous. Ce n’est pas du fascisme, c’est de la compassion pour d’innocentes victimes, l’inverse de la brutalité, de la froideur ou de l’indifférence. En même temps, je comprends très bien que le principe soit repoussant. Je suis plein de contradictions.
À propos de contradiction, vous dites que, n’étant guère religieux, la peine de mort ne vous offusque pas. Mais ce sont parfois des États très religieux qui appliquent la peine de mort.
Les États islamistes, ultra religieux, recourent sans broncher à la mise à mort et à la torture. Dans une certaine mesure, l’obscurantisme religieux sévit également aux États-Unis à travers, surtout, l’Église protestante du pays « profond » où l’on n’hésite pas à exécuter des condamnés dont la gravité des actes ne justifie pas toujours cette sinistre mise en scène. Bush ne s’en est jamais beaucoup ému et n’a jamais voulu reconsidérer ces condamnations. Certains Américains qui sont des suceurs de Bible n’hésitent pas à zigouiller des tas de gens.
La religiosité de Tante Martha, induit-elle un respect de la vie humaine ?
Pas fatalement. Elle pourrait très bien, au nom de tel ou tel précepte, accepter très librement un massacre. Comme les États-Unis qui se sont construits par l’élimination de dix millions de personnes. Tante Martha, à l’instar des Américains, est donc mal placée pour faire la morale.

Tante Martha, implantée dans son monorail en fin de course ou dans sa colonie agricole, est-elle l’image de la sédentarité, contrairement à Jeremiah, éternel nomade ?
Oui, elle a besoin d’une communauté autour d’elle. Elle vit modestement, mais nourrit l’ambition d’un statut bourgeois. Son plus vif souhait est d’amener Jeremiah à cette sédentarité. La nuit, elle doit rêver qu’il s’installe définitivement chez elle et part tous les matins au turbin avec sa petite boîte à tartines. Mais Jeremiah a choisi Kurdy, l’antithèse de Tante Martha. Pourtant, il conserve un très grand respect pour cette parente qui l’a éduqué. Il la comprend, même s’il ne l’approuve pas. Vivre avec elle, c’est insupportable, mais il a probablement intégré certaines de ses valeurs. Toutefois, il préfère l’insécurité du nomadisme à la sécurité de Tante Martha.
Et Léna ?
Jeremiah et Léna, c’est toute la difficulté à former un couple. Dans Léna, je respecte la femme qui est porteuse de vie, mais par là même elle est moins tentée par le nomadisme. Il lui faut toute une société, une structure, un toit. Elle a besoin de cette sécurité pour ses enfants ou son désir d’enfants. Léna est la seule femme que Jeremiah ait jamais aimée, et il l’aime toujours, mais Léna a choisi un autre homme qui lui assure cette stabilité. L’amour ne suffit pas pour former un couple. Ils se revoient, au hasard, parfois. Cela dit, la femme n’est pas que cela, ni forcément cela. Ça, c’est Léna, c’est tout. Avec Jeremiah, ça ne pouvait pas marcher.
Dans La Ligne rouge, Jeremiah explique à Kurdy que les femmes veulent toutes pondre, qu’il s’agit d’un impératif cosmique.
Je crois que c’était de l’ironie. Mais il y a du vrai là-dedans. Disons que c’est vrai pour une grande majorité des femmes. Mais il y a des femmes qui n’obéissent pas à cet impératif. Il y a des aventurières dans Jeremiah. Il n’y a pas une femme, mais une infinité de sortes de femmes et j’aime toutes les sortes de femmes, sauf les poupées gonflables et les femmes-objets. Dans Liens de sang pourtant, il y a Gladys, une vraie pin-up. Preuve qu’au besoin, je suis parfaitement capable de les dessiner ! J’ai dit un jour que si j’avais rendu Gladys si sexy, c’est parce qu’elle est très conne. C’est idiot de ma part, bien sûr, il existe des femmes très belles, très sexy et très intelligentes. Gladys est une petite revanche que je prends sur le système de la pin-up qui m’énerve, parce que justement c’est un système, c’est artificiel. Une femme, n’importe laquelle, n’a pas pour vocation de se faire soulever les jupes et de servir au repos du guerrier.
Kurdy et Jeremiah n’ont pas le même rapport à la sexualité.
Oui, et moi, dans ce domaine, je suis plutôt Jeremiah ! Kurdy est un lapin. Une seule fois, dans La Ligne rouge, il est tombé curieusement amoureux et ne savait pas ce que c’était. Il n’a probablement pas tout compris. Il a rencontré l’amour, mais ne savait pas comment s’en servir. Pour lui, une femme, on la baise. Point. Jeremiah aussi a des aventures, mais pour lui, la femme n’est pas un objet. C’est un être humain que l’on peut aimer ou haïr. Elle n’est pas là pour montrer son cul et enjoliver le héros. La femme est un être de mystère et ce mystère intrigue Jeremiah. Kurdy, lui, s’en fout du mystère de la femme, il veut juste la baiser. Dans Strike notamment, Kurdy n’est pas ému par la détresse d’une femme. Cela dit, Kurdy n’est certainement pas non plus un homme brutal ou violent dans ses rapports avec les femmes. Mais tout de même, ça m’étonnerait qu’il passe au cunnilingus. Jeremiah sera beaucoup plus attentif, plus caressant, plus érotique.

J’ai pourtant l’impression que Kurdy doit être un meilleur coup que Jeremiah !
Je ne crois pas. Je pense que Jeremiah est meilleur, mais il est plus pudique. Il est impossible de deviner ses fantasmes. Kurdy est plus transparent. Jeremiah a une morale, il a intégré certaines limites, entre autres celles du respect. À nouveau, Kurdy, lui, n’a ni morale ni limites. Il n’est pas violent, mais si une femme l’emmerde, il va probablement lui envoyer un gnon. Jeremiah, jamais. Il peut contenir ses pulsions, sa colère. Par exemple, il aime toujours Léna, mais il comprend qu’elle a fait le choix d’un autre homme. Il a peut-être mal, mais il contient sa jalousie parce que ses expériences lui ont appris l’indulgence. Il ne confond pas l’amour et l’amour-propre.
Féministe ?
Peut-être. Je n’aime pas beaucoup le mâle. Je trouve qu’il est responsable de 95 % des horreurs sur Terre. Ce n’est pas la plus belle partie de l’humanité. Je plains par-dessus tout les femmes victimes de l’islam. Beaucoup de musulmans ont dépoussiéré le Coran. Malheureusement, l’énorme majorité se complaît dans des pratiques obscurantistes et parfois même arriérées. Comment des parents peuvent-ils tuer leur fille qui s’est fait violer ? C’est hallucinant. On rejette les victimes pour une question d’honneur curieusement placée et les coupables, eux, ne sont pas punis. Comment peut-on avoir la moindre considération pour ces usages et pour les personnes qui les pratiquent ? Comment respecter une religion qui récompense ses guerriers en leur promettant des jeunes filles vierges dans l’au-delà ? J’ai une antipathie profonde pour les islamistes. J’ai la même pour les puritains protestants. Dans certaines écoles américaines, on étudie l’évolution non selon le principe de Darwin, mais selon celui de la Bible. On croit rêver. Les religions n’ont jamais beaucoup aimé les femmes et moi, je n’aime pas les religions. Ces deux obscurantismes se valent, même si l’islam est plus pénible pour les femmes. Je crois qu’au contact de la modernité, cette religion progressait, s’adaptait. Malheureusement, avec l’attitude des États-Unis, il y a maintenant une guerre ouverte entre l’islam et l’Occident. Cela risque de rigidifier ce processus de modernisation. J’ai peur que ça ne s’envenime et je crois que beaucoup de musulmans chez nous rêvent de nous islamiser. Mon discours n’est pas politiquement correct, hein ? Ce n’est pas comme ça que j’aurai un prix à Angoulême ! Je m’en fous. Je sais que je ne suis pas raciste.
C’est un conflit raciste qui a engendré le monde où vivent Jeremiah et Kurdy. Que reste-t-il actuellement de la Grande Lessive ?
Le pays est toujours divisé. Il y a des zones pour les Noirs, des villages pour les Indiens, etc. C’est vrai que j’ai un peu négligé cet aspect et je sais qu’il faudra qu’un jour j’y retourne. Ça n’a rien perdu de son sens, mais quand je cherche un projet de scénario, bizarrement, cette idée m’échappe. Il faudra que je m’astreigne à construire un récit à partir de là.


À partir de quoi construisez-vous vos scénarios ?
J’ai un élément, un seul, une bêtise, une anecdote. C’est comme un piquet planté au milieu de la mer. Petit à petit, les moules viennent s’y coller. Tout ce que je sais quand je commence un récit, c’est le climat. J’entrevois à peu près les choses qui vont s’y passer, je connais l’entrée en matière et je devine un type de fin. C’est tout. J’avance. Je suis une route dans le brouillard et je découvre les éléments quand ils sont à 10 mètres de moi. Je continue et tout se développe de manière logique parce que je tiens compte de certains évènements qui doivent absolument se produire. J’ai déjà quelques balises dans la tête même si je ne les aperçois pas immédiatement. Par moments, je m’autorise des arrêts sur cette route pour développer quelque chose d’amusant ou d’inattendu. Puis je repars. Dans Les Tours de Bois-Maury, il y a toute une série de personnages qui ne sont absolument pas nécessaires au récit, on peut les supprimer sans rien changer à l’histoire, mais j’ai eu envie de faire un petit détour par chez eux. Ce sont ces personnages-là que le lecteur se rappelle le mieux, comme le vieux avec sa poule et sa goutte au nez dans Eloïse de Montgri. Ils sont plus importants que l’aventure elle-même. D’ailleurs, un récit d’aventures, ce n’est ni très important ni très compliqué. Ce sont tous les éléments qui sont venus se greffer, les petites digressions, les apartés, le petit chemin de traverse qui rejoindra la route, tout cela qui formera le vrai récit. Sans cela, les récits d’aventures sont terriblement soporifiques.
Et la recherche graphique ?
Cela aussi m’amuse beaucoup, j’expérimente sans cesse de nouvelles techniques pour le trait, les couleurs, etc. Mais cette recherche n’influence jamais mes scénarios. Je n’invente pas telle ou telle histoire pour pouvoir exploiter telle ou telle technique. J’essaye plutôt de trouver la technique graphique qui défendra le mieux les idées que j’ai eues. Parfois, je zigzague un peu. Dans le Jeremiah que je viens de commencer, j’ai adopté un trait plus fort, plus lourd, moins chiadé dans les détails. Il y a des univers que je n’aime pas représenter, comme les réunions mondaines, mais si c’est nécessaire au récit, j’y vais.
Vous n’aimez pas les mondanités.
Je les ai en horreur et j’ai plus horreur encore de les dessiner. On peut dire que je ne peux pas les voir en peinture !
Dans le prochain Jeremiah, Un port dans l’ombre, vous évoquez des cités soi-disant modèles repliées sur elles-mêmes qui se sont transformées en petits enfers terrestres, comme dans Julius et Roméa, Afromérica, Les Héritiers sauvages ou Ave Caesar.
Dans l’ombre, ça signifie dans l’obscurantisme. Je montre une petite communauté, comparable aux amish, vivant dans un port battu par les vents, un microclimat très limité. Leur principal souhait est de vivre selon les préceptes de la Bible. Leur univers est très étriqué, mais ils y tiennent plus qu’à tout. Ce patelin traditionaliste ne veut pas sortir de là. C’est un endroit peu fréquenté, inhospitalier. Il n’est convoité par personne et ses habitants n’ont pas envie d’en sortir. Ils ne veulent pas non plus que les autres en sortent. La peur est continuellement entretenue, Satan les guette. Nous sommes à la frontière du fantastico-religieux. Ce récit constitue presque un huis clos. Il s’agit donc aussi d’une de ces sociétés oppressantes, elles sont fréquentes et toujours différentes, dans la vie comme dans Jeremiah. Je ne peux pas en dire plus, parce que pour moi-même, c’est encore très flou. Ce que je sais c’est que les villes peuvent être oppressantes quand elles se replient sur elles-mêmes. Elles diabolisent l’extérieur et rejettent les pauvres à leur périphérie comme dans Julius et Roméa, mais aussi comme dans les favelas, ou dans Soleil vert, avec Charlton Heston. Elles deviennent de fausses villes, des microdictatures, comme dans ce film culte de Terry Gilliam, Brazil. J’en ai fait mon film de chevet. Derrière ces univers ultrapolicés, il y a une dictature et derrière cette dictature, la folie d’un homme. C’est ce vers quoi le monde se dirige actuellement. Aux États-Unis, mais aussi en Europe, apparaissent de plus en plus de villes privées, réservées à certaines catégories de personnes. Il faut montrer patte blanche à l’entrée. Il faut espérer que ce phénomène va s’arrêter, sinon, on est bon pour le monde d’Orwell.


Kurdy et Jeremiah, en bons nomades, ne font-ils pas le lien entre favelas et tours dorées, archipuissants et déshérités ?
C’est vrai, mais ce ne sont ni des révolutionnaires ni des apôtres. Ce sont plutôt deux bouchons à la mer. Ils essuient des tempêtes, mais comme ce sont des bouchons, ils flottent.
Autant l’un que l’autre ?
Kurdy se contenterait sans doute plus aisément de n’être qu’un bouchon à condition de ne pas trop se faire éclabousser. Jeremiah est peut-être plus redresseur de torts, car il a tendance à se mettre du côté des victimes. Mais il n’ira jamais plus loin, il ne sera jamais le porte-bannière d’une cause. Ce n’est pas à cause de lui, c’est à cause de moi. Je ne crois pas au changement profond de l’homme ni à la révolution. Je crois plus aux évolutions, par petites touches. Jeremiah ne se pose pas beaucoup plus de questions que Kurdy. Ce sont l’un et l’autre des nomades, confrontés à des situations. Mais ils ne partent pas en croisade. Ils peuvent être révoltés et prendre fait et cause, mais ils n’iront jamais au-delà. Dans Qui est Renard Bleu ?, Kurdy se lance dans la chasse aux pédophiles parce que lui-même a visiblement connu des vexations dans ce domaine-là. C’est lié à son histoire. Jeremiah aussi fonctionne à l’affectif, il a une vraie faculté d’indignation. Comme moi, il peut flinguer un type qui commet des horreurs, comme dans Le Dernier Diamant. Une crapule avait tailladé une femme à mort, Jeremiah l’a buté. Dans la même situation, j’aurais fait pareil. Je ne me fais aucune illusion sur l’Homme, mais j’ai une propension à m’indigner. Je m’imagine souvent assis sur la Lune à contempler notre belle planète en imaginant qu’il y a là-dessus six milliards d’acariens en train de crapahuter en se faisant des coups tordus. Certains d’entre eux se croient même indispensables.
Vous ne l’êtes pas ?
Je suis un acarien comme les autres et je ne comprends pas pourquoi on peut être en admiration devant nous-mêmes. L’humanité ne change pas beaucoup depuis qu’elle est là. L’inhumanité est simplement plus visible grâce aux médias. J’avais 6 ans à la fin de la guerre, mais il m’a fallu longtemps avant de découvrir l’horreur des camps nazis. On voit plus de choses actuellement, mais on ne change pas beaucoup. Certains s’indignent parce qu’ils en ont la capacité, cela a toujours été le cas. La nature, elle ne s’indigne jamais, même contre les pires saloperies, parce qu’elle n’a pas d’état d’esprit, pas de moralité. Nous nous nourrissons d’êtres vivants, bœufs ou salades, et nous les tuons dans la fleur de l’âge. C’est normal. Les animaux font la même chose. Mais si l’on torture un porc avant de le mettre à mort, même si on le mange ensuite, alors on devient un être humain, un être capable de cruauté parce qu’il est capable d’imagination. Il est dès lors aussi capable de compassion. La capacité d’aimer ou de haïr, qui n’appartient qu’à l’être humain, sont les deux versants d’une même chose. L’humain est capable du meilleur et du pire. Sa capacité à engendrer le malheur est immense et ça me soulage de faire de la BD, car ça me permet d’échapper à l’indifférence, probablement le pire fléau de notre époque. C’est un peu à cela que ça sert de faire de la BD, dans mon cas.


Que pensez-vous des BD actuelles ?
On voit certaines choses magnifiques et énormément de BD quelconques. Beaucoup d’auteurs dessinent bien, proprement, mais leurs BD manquent de relief, de couleur de personnalité. Ils dessinent un peu tous de la même façon, un style formaté, pas mal, sans plus. Un peu fade. Et au milieu de tout cela, il y a des chefs-d’œuvre. Plus qu’avant parce que tout est en proportion. J’ai des noms en tête, mais je ne les citerai pas parce que je ne suis pas au courant de tout, et je risque de commettre un impair, alors je m’abstiens. Je regarde très peu les autres BD, je reviens toujours à mon problème, à mon laboratoire. J’aime la BD, mais je pense que le pognon a détruit beaucoup de choses.
À propos de pognon, comment ressentez-vous les multiples rachats qui agitent le monde de la bande dessinée ?
Je n’aime pas trop. On veut rentabiliser, créer de grandes entités. Finalement que reste-t-il ? Dupuis-Dargaud-Le Lombard qui est devenu un énorme machin, Casterman, Glénat, Soleil et Delcourt. Puis des plus petites boîtes comme les Humanos qui font des trucs très ciblés. Il faut éviter que ne se crée un monopole. Ce serait dangereux et cela renforcerait encore cette uniformité dont je parlais. Je n’ai aucune envie de dessiner sous la férule d’un éditeur qui me dira ce que je dois faire. Financièrement, je pourrais me passer de travailler, mais je suis incapable de survivre sans dessiner et sans raconter des histoires. Cela dit, si un monopole de ce type apparaissait, je fais confiance aux auteurs de BD : ils se rencontreraient et créeraient leur propre entité. Ils ont besoin de liberté. Ils doivent pouvoir raconter sans trop d’entraves. Donc ils trouveront la parade. Heureusement, parce qu’une des choses qui m’emmerde le plus au monde, c’est la frilosité, la petite lâcheté quotidienne. Une certaine indifférence qui baisse les bras. Je ne parviens pas à comprendre. J’ai un jour été confronté à une situation de ce type : une jeune fille, visiblement paniquée, a frappé au carreau d’une voiture. Celle-ci a démarré illico, dans le genre : « Je ne veux pas d’histoire. » La jeune fille est venue vers moi, en larmes. Je l’ai fait monter dans la voiture et elle a demandé que je verrouille les portières. C’était une entraîneuse (sic) poursuivie par des gens qui la battaient et lui avaient pris ses papiers. Elle voulait qu’on aille chercher sa jeune sœur. On y va. Une grosse bagnole s’approche, des types fous furieux en sortent et tentent de forcer les portes. On a joué course-poursuite pendant 20 minutes dans le plus pur style série B. J’avais peur, mais mon cerveau était en pilotage automatique. On est arrivé devant un commissariat de police et ils ont lâché prise. J’avais peur, mais j’y suis allé et tout s’est bien terminé. Je ne me serais pas pardonné de fermer les yeux. Cela dit, je ne suis pas un obsédé de la sécurité. La sécurité est devenue une affaire purement politique et je me méfie de la politique. Je doute systématiquement de la sincérité des élus. Malheureusement, vu le climat actuel, je pense que nous allons vers une société de plus en plus sécuritaire. C’est navrant. L’État risque d’en profiter pour serrer la vis dans tous les domaines et pas uniquement dans la lutte contre le terrorisme. Il y a une forme d’anarchisme chez moi, et pourtant je considère que l’anarchie n’a jamais mené nulle part. Toute société, malheureusement, doit être organisée. Au moins jusqu’à un certain point.
Comment vivraient ou survivraient Jeremiah et Kurdy dans une société organisée ?
Je me le demande. J’aimerais trouver une réponse, une solution qui plaise à tout le monde. Inventer un univers où chacun aurait sa place et serait libre sans emmerder les autres. C’est impossible, alors je suis favorable à nos sociétés relativement démocratiques. C’est aux hommes à organiser leur vie, à prendre en main leur destin. Il n’y a pas de dieux pour nous aider.

Propos recueillis par Sophie FLAMAND

1. Hermann – Une monographie, par Jans, J.-F. Douvry, Lador, Buch, N.Douvry & Ratier. Mosquito, 1997, 144 p., épuisé.
2. Jeremiah #8, Les Eaux de colère, Dupuis, 1983.