C’est fait, l’auteur du Sursis boucle Mattéo, la saga qui nous fait revivre la Grande Guerre, la révolution russe, la guerre d’Espagne, la défaite de 1940. Le tout à travers la vie mouvementée et douloureuse d’un héros qui lui ressemble très fort. Il s’en explique dans un dossier de 10 pages (Casemate 161, en vente), dossier qui se termine ci-dessous.

Les cognes et les curés de cet album ont des gueules pas possibles, mais sont tous sympas. Une première !
Jean-Pierre Gibrat : Le flic qui aide Mattéo à s’enfuir n’a pas une gueule antipathique. Une gueule sévère, mais juste ! Mais les curés sont souvent sympas chez moi, non ?
La dernière fois qu’on voyait un confessionnal, c’était pour y enfermer un curé !
Oui, le curé espagnol, un vrai fumier. J’admets que je ne les fais pas tous sympas… Quant au flic, c’est le récit qui m’a embarqué : comment Mattéo pouvait-il s’évader ? On vient le chercher avant de le juger à Perpignan. À Collioure, on n’emprisonnait que les leaders. Il y avait bien des camps où on entassait tous les républicains espagnols qui passaient, mais la citadelle était réservée aux meneurs politiques. Ainsi, on pouvait mieux les surveiller et les empêcher d’influencer les autres. Le flic est un oncle de son ami Robert, ce qui explique sa bienveillance envers Mattéo. Il existait aussi des gendarmes communistes. Tous n’étaient pas des Papon d’extrême droite. Dans les années 60, en Aveyron, je me souviens de braves gendarmes de gauche. Mais je n’avais pas remarqué qu’ils étaient tous aussi sympas dans cet album.
Le curé qui transforme une clé de prison en croix, le fruit de votre imagination ?
Il en fait un pendentif qu’il porte autour du cou. Ça fait partie de ces petites inventions qui me viennent au cours du récit.
Tout le monde picole du matin au soir !
Ne me demandez pas pourquoi. C’est parfois historique. Quand les bolchéviques ont pris le Palais d’Hiver, ils ont vidé sa cave pleine de grands crus exceptionnels. Pendant les trois ou quatre jours qui suivirent, tout le monde était bourré dans les rues. Une beuverie sans pareille. Pendant l’Occupation, l’alcool était rationné, il existait même des jours sans alcool dans les bistrots. Mais lors de la débâcle, quand Mattéo rejoint son fils, les caves sont encore pleines…

“Il existait aussi des gendarmes communistes. Tous n’étaient pas des Papon d’extrême droite”

Ce qui vous permet d’écrire : « On a passé la nuit à boire nos souvenirs jusqu’à la dernière bouteille. »
Je joue les scènes pour caler mes dialogues. Je m’empare de chaque rôle. J’aime bien quand Mattéo réplique à Paulin que, comme Jésus, il finira crucifié, mais sur un tire-bouchon. Je pense à ceux dont les bras forment une croix en remontant.
Vous êtes-vous servi de souvenirs familiaux ?
Tout jeunes, Mattéo et Juliette habitent le même village, travaillent pour le même propriétaire, leur amour est donc assez naturel. Ma grand-mère s’est mariée avec son demi-frère. Ce qui n’avait rien de consanguin, sa mère s’étant remariée avec un veuf déjà père de trois garçons. Ces gamins du même âge ont grandi tous ensemble à Montsalès, petit village de l’Aveyron, autour des années 1910. Elle a naturellement épousé un des trois frères. À l’époque, on ne voyageait pas. Des mecs qui habitaient à quinze bornes de la côte n’avaient jamais vu la mer ! La plupart ne sortaient jamais de leur canton avant que le régiment les emmène voir du pays. Les filles vivaient souvent en autarcie sur un petit territoire et à part les fêtes de village, avaient peu d’occasions de rencontrer du monde. Le premier attachement affectif était donc souvent le bon. Les familles recomposées étaient alors très rares. La guerre de 14-18 les a sûrement rendues plus fréquentes. Avec quatre enfants qui grandissent ensemble, c’était joué.
Vos grands-parents ont-ils vécu l’exode ?
Non, ma grand-mère et mon père avaient quitté Paris dès 1939 pour s’installer dans sa famille à Montsalés. Mon grand-père qui bossait pour Gaz de Paris, l’ancêtre de Gaz de France, venait d’être mobilisé. Il a combattu à Charleroi et s’est retrouvé sur les plages de Dunkerque parmi les 130 000 Français embarqués vers Douvres, en Angleterre. Tout ça pour être rapatrié et combattre brièvement en Normandie quelques jours plus tard. Aucun n’a connu l’exode.
Qu’avez-vous pensé du Dunkerque réalisé par Christopher Nolan ?
Je l’ai jugé très beau, notamment les scènes de Spitfire volant au ras de la mer, mais désincarné. J’ai nettement préféré Week-end à Zuydcoote d’Henri Verneuil avec Belmondo, l’histoire de mecs se retrouvant dans un vrai merdier. Une histoire très humaine, elle.

“J’aime faire dire à Mattéo que Paulin finira, tel Jésus-Christ, crucifié, mais sur un tire-bouchon”

Paulin dit : « Il aura mis du temps à trouver qu’Hitler attigeait. »
Je me suis rendu compte que les moins de 60 ans ne connaissent pas le verbe attiger. Ce n’est pas un terme de littérature, mais du français tout venant qui n’est plus usité. Mon père le disait souvent. Bon, c’est un mauvais exemple, car il lisait beaucoup, mais je suis persuadé que mes grands-parents ouvriers auraient pu l’utiliser.
Peut-on faire un lien entre la situation de l’époque et l’envahissement de l’Ukraine ?
Non. Tout est différent. On explique qu’en laissant Poutine avancer il finira par envahir tous ses voisins. Je n’y crois pas. Mais bon… Quand les nazis annexent les Sudètes, on avait un accord de défense avec la Tchécoslovaquie qui comptait sur l’aide des Alliés et des Russes. Non seulement on n’a pas tenu nos engagements, mais les Tchécoslovaques n’ont même pas été conviés quand on a scindé leur pays à Munich.
Vous rêviez d’une tournée de dédicaces à vélo. C’est parti ?
Il aurait fallu que le bouquin sorte fin avril ! J’avoue que mon enthousiasme s’est un peu émoussé et que j’ai plutôt besoin de repos. Mais je tournerai quand même dans pas mal de librairies pour défendre la série et remercier ceux qui l’ont suivie.

Propos recueillis par Frédéric VIDAL
Supplément offert de Casemate n°161 – octobre 2022.

Amélie, plutôt que Juliette

De quelle héroïne vous sentez-vous le plus proche ?
Jean-Pierre Gibrat : Amélie. Il émane d’elle plus de noblesse, de grandeur que de Juliette. Réussir à traduire cela me donne davantage de plaisir. J’ai dessiné toute une série pour l’hebdomadaire Elle. Un personnage s’appelait Juliette, elle aussi, et ces illustrations couraient sur tous les numéros d’un été. Je m’étais appliqué en la dessinant au mieux de mes possibilités. Résultat, une succession de jolies nanas, sans plus. En revanche, lorsque l’on s’applique à faire vivre des personnages bien incarnés, le lecteur ne les trouve pas simplement jolis, il en tombe amoureux. On peut tomber amoureux d’Amélie, comme de Cécile ou de Jeanne dans mes autres séries. Car Amélie, pleine de tact, de délicatesse et d’intelligence, est aussi attachante que séduisante.

Mattéo #6/6,
Sixième époque (2 septembre 1939 – 3 juin 1940),
Jean-Pierre Gibrat,
Futuropolis,
66 pages, 17 €,
2 novembre 2022.

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