François Boucq raconte le procès Charlie (suite)
Il a suivi l’intégralité des 54 jours du procès Charlie*, réalisé des centaines de croquis d’audience. Dans Casemate 142, François Boucq raconte ses impressions et sa conviction qu’un nouveau fascisme gangrène bel et bien des banlieues françaises. Ici, il explique comment des fanatiques religieux cachent leur jeu. Et revit certains témoignages bouleversants. Ainsi celui d’un père dont le fils est mort pour avoir tenté de neutraliser Coulibaly, le terroriste de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes.
« Ce qu’a fait mon fils est bien »
Les accusés semblaient-ils religieux ?
François Boucq : On avait en face de nous des mecs issus des banlieues, n’ayant jamais lu le Coran ou n’en connaissant que les versets les plus agressifs, les plus violents. Dans l’Islam, n’importe qui peut s’autodéclarer imam, sans aucune étude de théologie. Donc des mecs de 20, 30 ans prêchent au nom du prophète, d’Allah. Et parfois sans même parler notre langue ! Parallèlement, des intellectuels français ont tiré à boulets rouges sur Charlie, l’accusant de racisme, d’islamophobie. Une dégueulasserie ! S’il n’y avait pas eu ce genre de réactions, si tous les journaux avaient publié les caricatures – un acte collégial, républicain et démocrate –, on n’en serait pas là. Quand on pense qu’au départ, ces caricatures parues dans la presse danoise n’ont eu aucun retentissement !
Parce qu’elles n’étaient pas très réussies ?
En fait, le sujet n’a pas intéressé les principaux caricaturistes danois. Du coup, le quotidien Jyllands-Posten s’est rabattu sur des auteurs de seconde zone. Et publié leurs douze dessins le 30 septembre 2005. Ce que l’on sait moins, c’est que, sur les réseaux sociaux, des imams danois ont rajouté trois dessins, dont un gars en prière sodomisé par un chien et une tête de cochon censée être une caricature de Mahomet. Richard Malka, avocat de Charlie, a rappelé ces faits dans sa plaidoirie. C’est donc une manipulation d’intégristes qui a mis le feu aux poudres.
Qu’avez-vous appris au cours de ce procès ?
Par exemple, la pratique de la Taqiyya, conçue au départ pour permettre à des musulmans de cacher leur foi, évitant ainsi d’être persécutés en « terre infidèle ». Aujourd’hui, elle consiste, pour ceux qui veulent imposer l’islam par la violence, à boire de l’alcool, manger du porc pour montrer qu’on est bien intégré. Tous les reportages sur l’homme qui a décapité le professeur Samuel Paty présentent un garçon au comportement totalement normal. Coulibaly, les frères Kouachi ne montraient aucun signe d’intégrisme et, lorsqu’ils n’étaient pas harnachés de treillis militaires et de gilets pare-balles, s’habillaient comme n’importe quel homme faisant un tant soit peu attention à son allure. Coulibaly a même été reçu par Sarkozy !
“ »Je suis fier de lui. » Puis s’en va. Moment magnifique qui nous laisse la gorge serrée”
En quel honneur ?
En prison, à l’insu de ses gardiens, il avait filmé sa détention et la télévision a diffusé cette vidéo. Cela lui donnait un côté militant. Les gars comme lui ou les frères Kouachi n’ont qu’une envie, être médiatisés, vus comme des vedettes. Et une vedette, ça passe à la télé. Une consécration pour des ego parfois démesurés.
Quelles furent, à la barre, les attitudes des survivants, des familles des seize personnes assassinées ?
La plupart arrivaient à la barre assez impressionnés. Dès qu’ils parlaient, nous étions submergés, cloués sur place par une vague d’émotion. Heureusement, nos masques cachaient les larmes qui nous montaient aux yeux. Ainsi lors du récit du premier mort.
Dans les locaux de Charlie ?
Non, au pied de leur immeuble. Un agent de maintenance appelé rue Nicolas Appert pour régler des problèmes de chauffage. Avec son collègue, ils vont se renseigner chez le concierge quand arrivent les frères Kouachi, un peu perdus, qui demandent où sont les locaux de Charlie. L’un d’eux, sans raison – pour le plaisir ? –, tire sur l’un des deux ouvriers. L’autre raconte à la barre. Il traîne son copain blessé dans les toilettes, essaie de calfeutrer la plaie en y enfonçant un doigt. Mais le sang continue à couler par-derrière. Il comprend que son pote va mourir.
Et, là, il va nous raconter leur histoire. Ces deux-là étaient devenus potes, ne se quittaient plus, travaillaient ensemble, passaient leurs week-ends ensemble. À tel point que leur patron un jour les sépare. Et puis au bout de quelques mois, je crois, ils reforment une équipe. Et ce 7 janvier 2015, c’est la première fois qu’ils interviennent de nouveau ensemble. Nous prenons ces témoignages, ces récits incroyables dans la gueule, jour après jour, pendant des semaines.
Le témoignage d’un père fut particulièrement bouleversant. Son fils était dans l’Hyper Cacher, pris en otage par Coulibaly. À un moment, le garçon s’aperçoit que le terroriste a posé sa kalachnikov sur une palette de farine et lui tourne le dos. Il s’approche, saisit l’arme et tire. Le pistolet mitrailleur s’enraie. Coulibaly se retourne et le tue. Arrive son père à la barre, directeur de l’école juive de Tunis. Sa barbe dépasse de son masque, il ne parle pas bien le français. Après avoir décliné son identité, il dit : « Moi, je suis fier de mon fils, ce qu’il a fait est bien. » Et s’en va. Un moment magnifique qui nous laisse la gorge serrée. Dessiner permet de garder une certaine distance, mais malgré cela de tels témoignages vous bouleversent.
Et on se demande comment certains pourront vivre avec de tels souvenirs. À l’Hyper Cacher, une employée essaie de faire comprendre à un client qu’il ne doit pas entrer. Mais celui-ci insiste, pénètre, voit un corps à terre, fait demi-tour. Coulibaly le tue d’une balle dans le dos. La femme de cet homme est venue témoigner. Quelques jours auparavant, elle lui demande d’acheter tout ce qu’il faut pour shabbat. Au retour, elle s’aperçoit qu’il a oublié quelques trucs. L’engueule. Du coup, après son boulot, il se précipite à l’Hyper Cacher pour se faire pardonner… Oui, des histoires comme celle-ci, nous en avons entendu pendant des semaines.
“Les frères Kouachi n’ont qu’une envie, être médiatisés. Coulibaly a été reçu à l’Élysée !”
Comment réagissaient les accusés ?
Certains compatissaient quand le juge leur donnait la parole : « C’est dégueulasse ce que Coulibaly a fait, si on avait su ce qui allait se passer, on l’aurait dénoncé. On a de la pitié pour les familles. » Allez savoir qui croire.
Certains ont-ils perdu leur sang-froid ?
Oui, notamment Polat, un incandescent, incapable de se maîtriser. Annonçant que, libéré, il ferait des coups encore plus importants. Une fille vient témoigner qu’il insultait sa mère et sa sœur, les traitant de mécréantes. Ça ne lui plaît pas du tout, il pointe du doigt la témoin, lui lance : « Toi, tu vas voir ! » Cela n’a pas arrangé son cas. Lorsque l’un d’eux racontait quelque chose qui ne plaisait pas à un autre, ils s’engueulaient d’un box à l’autre, à travers le tribunal.
Dans quel état êtes-vous sorti de la vision des images des caméras de surveillance ?
On a tout vu, comment les Kouachi sont entrés dans les bureaux de Charlie, l’amoncellement des cadavres, les éclaboussures de sang sur les murs, on nous a raconté le petit chien pataugeant dans les flaques de sang. Le corps de Wolinski avec qui je siégeais à l’académie des Grands Prix d’Angoulême, avec qui on faisait la fête, que je voyais régulièrement. Et puis Cabu. Nos liens remontaient à mes 19 ans. Il avait repéré mes dessins alors que je commençais à travailler pour le magazine Le Point. Qu’est-ce qu’on a pu avoir comme discussions sur le dessin ! Et puis Tignous, rencontré à Angoulême, Charb, Honoré que je connaissais un peu moins bien que les autres.
Quel souvenir garderez-vous de cet endroit ?
Au début, je me sentais comme un étranger. Les avocats sont comme des poissons dans l’eau. J’avais l’impression que les accusés aussi. Les journalistes connaissent les avocats, discutent avec eux. Vous arrivez au banc marqué « Dessinateur presse » où vous vous asseyez avec précaution. Puis, peu à peu, ça infuse, se crée une certaine convivialité. Vous trouvez votre place, des avocats viennent vous voir : « Je plaide cet après-midi, voulez-vous que je le fasse de mon siège ou que je vienne à la barre ? » J’ai appris que le juge s’était abonné à la newsletter de Charlie. Un des défenseurs m’a nommé, affirmant que mon travail pouvait devenir une œuvre d’art. Cela fait tout drôle à entendre pendant que je dessine. D’autres, pour défendre leurs clients, ont utilisé des passages écrits par Yannick Haenel qui, comme moi, suivait le procès pour Charlie Hebdo…
Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI et Frédéric VIDAL
Supplément offert de Casemate n°142 – janvier 2021.
* Janvier 2015, les Kouachi tuent douze personnes, dont huit de Charlie Hebdo, et Coulibaly quatre porte de Vincennes. Décembre 2020, quatorze personnes accusées de complicité écopent de quatre à trente ans de prison.
Janvier 2015 – Le Procès,
François Boucq,
Yannick Haenel,
Les Échappés,
22 €,
21 janvier 2021.
Protégé de porte à porte
Étiez-vous sous protection policière ?
François Boucq : Oui. Un institut évalue les risques encourus et vous attribue des agents de protection. Quatre niveaux. J’étais au trois, avec un officier de sécurité, et un chauffeur.
Des consignes à respecter ?
Non, on me demandait simplement de ne pas trop parler de Charlie. Pas facile quand on couvre le procès et qu’on vous demande de répondre à des interviews ! Mais il faut comprendre les policiers. Ces gens risquent leur peau et ont envie de rentrer chez eux le soir. Donc ils vous demandent d’être un peu précautionneux, de ne pas les mettre en position indélicate.
Parce que cela arrive ?
Certains abusent un peu. Se sachant sous protection, ils peuvent devenir plus agressifs. Se voir en porte-flambeau de la lutte contre l’intégrisme musulman. Et, du coup, passent au niveau deux ou un qui nécessitent une équipe de six personnes.
Si nous étions non pas dans votre atelier lillois, mais dans un bar ?
À Paris, ils seraient présents. Cette semaine, je suis allé manger avec un copain dessinateur chez une de ses copines. Ils m’ont accompagné, regardé l’appartement. À la fin, je les ai appelés, ils sont venus me chercher à la porte, et m’ont raccompagné jusqu’à celle de mon appartement parisien.