Ex-mercenaires, Soviétiques envoyés par Staline, les pilotes de l’escadrille Double 7 défendent Madrid en 1936 contre la légion Condor allemande qui inaugure un genre qui va faire fureur dans le monde entier durant les années quarante : le bombardement des populations civiles. Dans Double 7, André Juillard et Yann racontent cet épisode de la guerre civile espagnole, alors que les deux camps multiplient les exactions. Casemate 116 consacre 16 pages à cet évènement. Voici la suite des propos des auteurs. Et leurs projets. De quoi saliver…

D’où venait ce nom d’escadrille surprenant ?
Yann : Les pilotes se réunissaient et les choisissaient entre eux. Les Allemands ont énormément utilisé Mickey. L’avion de Galland montrait un Mickey pistolet en main. Alors que les dessins animés américains étaient interdits en Allemagne ! Goering, qui avait un demi-frère juif, protégeait ses pilotes juifs de la vague d’épuration qui sévissait dans les autres armées nazies. Une vieille tradition : durant la guerre 14-18, un pilote juif de l’escadrille Richthofen avait mis une étoile jaune sur son appareil.
Ces valeureux pilotes jouent aux dominos…
Non, ils font semblant de jouer aux dominos dès que le terrible commissaire politique approche de leur baraquement. On cache illico les cartes, car, dans les rangs communistes, Monsieur, on ne joue pas aux cartes et encore moins pour de l’argent. Et on n’est pas payé pour accomplir son devoir de soldat soviétique. Tous ces garçons jouent leurs soldes comme s’ils devaient mourir le lendemain.
Que sont ces curieux blindés qui circulent dans Madrid ?
N’ayant pas de tanks, les républicains blindaient les voitures. Je suis tombé sur une Hispano-Suiza ainsi transformée en gros pachyderme. Et j’ai repris un gag du Lotus bleu dans lequel Tintin s’enfuit dans une auto mitrailleuse blindée. Appliquant avant la lettre le principe du film La Vache et le Prisonnier. Qui va soupçonner un patapouf si voyant de cacher des fuyards ?
André Juillard : Elles sont assez drôles. Et m’ont évité de dessiner des tanks. C’est très emmerdant à dessiner un tank, surtout les chenilles.

“Tous ces jeunes pilotes jouent leurs soldes comme s’ils devaient mourir le lendemain” — YANN

Trouvait-on aussi des mercenaires du côté franquiste ?
Yann : Bien sûr, mais je ne peux pas tout développer, quelle qu’en soit mon envie. J’arrête parfois de lire certains témoignages, tant ils sont tentants. Je préfère ne pas savoir, ça m’évite des regrets. Je mets beaucoup de choses dans mes histoires, pour me faire plaisir. Puis je dégraisse, j’enlève. Ma première version de Double 7 comportait 125 planches. Il en reste 65. Qu’est-ce que j’ai souffert pour en arriver là !
Hemingway, en pleine guerre, veut voir une corrida.
Ce romancier, très courageux, qui se dit haut et fort communiste, a un côté très grand gosse, très américain. Malheureusement, les meilleurs toréadors sont partis du côté franquiste et les gros éleveurs ne livrent plus que des vachettes. Devant ce pauvre spectacle, Hemingway est furieux. Cet épisode nous permet d’évoquer le massacre à la mitraillette d’otages, de suspects et de prisonniers républicains par les nationalistes dans les arènes de Badajoz. Une vraie boucherie. Certains auraient été tués dans des simulacres de corrida.
Hemingway apparaît hâbleur et grand buveur.
Pourquoi ne pas le dire ? Montrer la société du siècle passé sans ses défauts, consommation massive d’alcool et de tabac par exemple, c’est censurer la réalité. En 1969, je suis allé voir un James Bond à Londres. Il y avait un tel nuage de fumée dans la salle qu’on ne voyait rien du film. Enlever sa cigarette à Malraux ou à Mao comme on l’a fait sur des affiches est anormal. On n’avait qu’à choisir d’autres photos.
Vous utilisez beaucoup de noms d’animaux.
C’est d’époque. Quand les premiers Polikarpov russes sont arrivés, ils semblaient tellement révolutionnaires que les républicains les ont cru américains et les ont appelés des Boeing. Ensuite, les nationalistes les ont surnommés les rats, car décollant très court, ils surgissaient où on ne les attendait pas. Les civils, trouvant qu’ils ressemblaient à de petites mouches, les ont vite appelés les Mosca. Et n’oubliez pas la légion Condor allemande…

“Un cousin m’a souvent proposé un tour dans son Jodel. Mais, à l’idée des loopings…” — juillard

De nombreux Russes rentrant d’Espagne sont exécutés (voir Casemate 116). Certains, se méfiant, ont-ils déserté ?
Un au moins, Alexandre Orlov, chef du NKVD. Une ordure totale. C’est lui qui, commissaire du peuple durant la révolution bolchevique, a massacré à tout va. Lui qui a organisé la liquidation du POUM, des trotskistes en Espagne. Il a compris que les lettres rassurantes, écrites par les camarades rentrés au pays, l’avaient été avec un flingue sur la tempe. Comment fuir ? Moscou a des espions partout prêts à exécuter les traîtres jusqu’au bout du monde. Orlov monte alors un plan fou. Il vole 60 000 dollars dans les caisses du NKVD et, avec la complicité de pilotes, gagne Toulouse, le Canada puis les États-Unis. Avant de s’envoler, il envoie une lettre à Staline lui annonçant que, s’il s’en prend à lui ou à sa famille, il révélera le nom des agents russes infiltrés en Occident. Il ne sera jamais inquiété, publiera des bouquins sur l’espionnage, tiendra des conférences universitaires, tout en sachant sans doute jusqu’où ne pas aller trop loin. Il mourra dans son lit à Cleveland en 1973. Un type intéressant.
Comment avez-vous travaillé avec André Juillard ?
Sur Double 7, nous avons davantage communiqué que sur Mezek. On s’est bien amusé ! André est quelqu’un de très pudique. En fonction de ses réactions, je modifiais mon scénario. Ça l’embêtait parfois. Pas moi ! Quand un scénariste me sort une bonne idée qui enrichit notre histoire, je fonce. En revanche, quand les propositions ne me plaisent pas, je me découvre un caractère de cochon. André a un gros respect pour le travail des scénaristes. Mais je ne suis pas un scénariste ! Simplement un dessinateur qui est passé du côté des scénaristes. Je me sens très proche d’eux.
Avez-vous déjà tenté un vol plus sportif que ceux des avions de ligne ?
Juillard : Jamais. Un cousin aviateur m’a souvent proposé de m’emmener faire un petit tour dans son Jodel. Sympa et tranquille m’assurait-il. Je me suis fait porter pâle. Je le regrette parfois, cela doit être bien agréable quand il fait beau, sans trou d’air. Mais à condition qu’on ne tourne pas à la voltige. J’ai toujours peur que ces gars ne résistent pas au plaisir de faire les malins, de se lancer dans des loopings en série, et de se délecter de vous voir vomir. Je ne suis pas fan.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate n°116 – juillet-août 2018.

Double 7,
André Juillard, Yann,
Dargaud,
65 pages,
16,95 €,
26 octobre.


Vive les gueulards !

À force de raconter l’Histoire, ne vous sentez-vous pas parfois dans la peau d’un prof ?
Yann : Il y a un peu de cela. J’ai eu d’excellents profs d’Histoire. Après leurs cours, je rentrais vite me plonger dans des bouquins. Je me souviens d’un prof de français qui nous lisait du Rabelais avec les intonations. Du coup, j’ai dévoré Gargantua, Pantagruel, Le Quart livre… Un autre nous parlait des histoires d’amour, des secrets d’alcôve de l’histoire de France. Tous les voyous du lycée en restaient bouche bée, écoutaient en silence ces histoires de cul, de maîtresses. Moi, je regardais le prof et l’enviais, dévoré par l’envie, moi aussi, de raconter des histoires. Aujourd’hui, je ne me sens pas vraiment prof, mais proche des écrivains qui gueulaient leur texte dans les gueuloirs, justement, où ils se réunissaient. Salammbô de Flaubert lu à haute voix, c’est très beau, presque du Conan le Barbare !

Léna, Ariane, Blake et Mortimer…

Et maintenant ?
André Juillard : Je prépare un troisième Léna. Pierre Christin m’avait proposé un court récit à glisser dans une intégrale des deux premiers tomes. Du coup, je lui ai demandé d’écrire plutôt un album complet. Avec un souhait : qu’il fasse plaisir au dessinateur en évitant les scènes horriblement compliquées. De l’action et pas de repas avec des gens assis qui attendent. Du coup, il a imaginé un huis clos avec une vingtaine de personnes refaisant le monde. En particulier le bordel du Moyen-Orient. Une sorte de conférence mondiale secrète. Merci Pierre, je sens que je vais bien m’amuser avec tous ces portraits. Bon, ça ne va pas être simple mais c’est intéressant. Je me mets à la recherche d’un hôtel pittoresque avec des boiseries partout, des tableaux de peintres de l’Ouest, un grizzli empaillé peut-être.
Pas tout à fait ce que vous lui demandiez !
Pas tout à fait, non. J’ai suggéré à Pierre de m’en faire sortir en cours de route. Pour m’aérer. Il a intégré une scène de chasse.
On se demande où il va chercher tout ça. Un autre projet ?
Avant de me lancer dans Double 7, j’avais mis en chantier, il y a deux ans, le prochain Sept Vies de l’Épervier. Et puis Patrick Cothias a eu des problèmes. Plus de scénario ! J’avais dessiné une dizaine de pages. Aujourd’hui, le scénario est au point. Je m’y remettrai après Léna.
Un dernier Blake et Mortimer, pour la route ?
Oui, mais cette fois, je pense que ce sera vraiment le dernier. Ensuite, peut-être me pencherai-je sur une de mes propres histoires. Ça me travaille de temps en temps. Bref, j’ai du pain sur la planche. C’est une chance, je ne me vois pas prendre ma retraite.

Atom Agency, deux Buck Danny

Et maintenant ?
Yann : Olivier Schwartz et moi, entre deux Spirou dans les années quarante, avions envie de faire du vintage, cette fois années cinquante, avec Atom Agency. Style Gil Jourdan. J’ai plein de sujets intéressants. On aborde l’atome à l’époque de Joliot-Curie, l’époque du premier accélérateur ZOE. Et des espions qui se mettent à voler tout autour. Mes fils ont des copines d’école arméniennes. Je connais un Arménien pur et dur. Nous tenons ensemble la caisse des spectacles des enfants. D’où déclic, notre flic serait arménien. Comme d’habitude, j’ai beaucoup lu sur le sujet. Il y a le réseau Manouchian, très utilisé déjà, mais la vie de Manouchian est intéressante. On va parler épuration. Félix Meynet, le dessinateur savoyard de Sauvage, m’a raconté que dans les années soixante d’anciens collabos se faisaient encore descendre dans ses montagnes. J’ajoute un personnage qui me fascine, la Bégum ! Je suis amoureux de cette dame. J’ai envoyé à Oliver plein de photos sexy de cette ancienne Miss France qui épousa l’Aga Khan. Il est aussitôt tombé sous le charme. Et a changé son dessin. Il en avait fait une grosse femme, genre épouse de Khrouchtchev…
Un autre sujet inédit ?
Oui, Buck Danny. Il y a cinq ou six ans, Dupuis m’avait demandé une reprise du personnage. La seule chose qui m’intéressait était de faire du vintage, en particulier de traiter les sujets que Charlier, pour cause de censure, n’avait pu aborder. J’ai proposé, pour commencer, un scénario sur la jeunesse de Danny. Refusé par Philippe Charlier. Fin du coup. Récemment, Dupuis et Zéphyr me redemandent un scénario. Échaudé, j’imagine une histoire contemporaine… que je persille de come-back sur la jeunesse de Danny. Tactique qui finalement m’a bien réussi pour parler de Jones dans XIII Mystery. Cette fois, Philippe Charlier a dit oui et a même fait quelques suggestions que j’ai accueillies avec plaisir. Mais, évidemment, ça rallongeait l’histoire. Du coup, ce sera un diptyque dessiné par Jean-Michel Arroyo. Je crois que l’idée lui plaît bien.

Atom Agency #1,
Les Bijoux de la Bégum,
Olivier Schwartz, Yann,
Dupuis,
54 pages,
15,95 €,
19 octobre.

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