Bien sûr, il réalisera le second tome de Rosa auquel Casemate 79 consacre un dossier de dix pages. Mais le dessinateur de Malefosse ne se dit pas certain du tout de réaliser la jeunesse de Pritz, comme il a réalisé celle de Gunther, les deux mercenaires des Chemins de Malefosse. Il préfère se consacrer à des travaux régionaux, faisant revivre les constructions, personnages et métiers des siècles passés. Et peut-être consacrer un carnet à Marcel, son père, dessinateur acharné, bienveillant, fauché et doté d’un cœur gros comme ça.
Dans Casemate 79, vous racontez comment ont fini, pour vous, Les Chemins de Malefosse. Mais comment avaient-ils commencé ?
François Dermaut : Nous habitions la même ville où Daniel Bardet était dépanneur de télé. J’adorais son tournevis qui clignotait quand il le mettait dans une prise de courant. Il rêvait d’écrire. Je lui ai proposé d’être scénariste BD. Le lendemain, il m’envoyait l’adaptation d’une légende allemande. Je ne désirais pas traiter la période moderne qu’on voyait suffisamment comme cela à la télévision. Et n’avais aucun plaisir à dessiner les voitures, même si je suis toujours un inconditionnel de la 2CV. Un jour, je tombe sur le journal d’un bourgeois de Gisors pendant les guerres de religion. Un livre bourré d’informations, ne se perdant pas dans de grandes théories historiques, mais racontant simplement le vécu d’un homme voyant catholiques et protestants se massacrer. C’était parti. Pendant le temps où j’ai travaillé chez Hachette, nous avons mis au point Les Chemins de Malefosse. La série a débuté dans Circus, en 1982, avant de passer dans Vécu quelques années plus tard. Ça a marché tout de suite.
Mon grand regret est de n’avoir pu traiter la Saint-Barthélémy. Cette tragédie se déroule sept ans avant le début des Chemins de Malefosse, et après Malefosse (1), le diptyque que j’ai réalisé sans Daniel.
Comment est née l’idée de Malefosse ?
Un jour, ma femme m’a demandé si j’avais une idée de la manière dont on devenait un mercenaire, comme Gunther et Pritz, les héros des Chemins de Malefosse. Du coup, j’ai imaginé leur jeunesse. Ils suivent des itinéraires différents, donc ont des vies différentes, qui à un moment vont se croiser. Gunther se lance à la poursuite d’un méchant qui a tué son père. Pritz, lui, en veut beaucoup à un parti religieux qui a brûlé sa femme et ses enfants.
À la fin du premier diptyque sur Gunther, on voit Pritz arrivant d’Amérique du Sud débarquer à La Rochelle.
À quand l’histoire de sa jeunesse ?
J’ai le canevas de sa vie dans ma tête, mais je ne sais si je la dessinerai un jour. Que pourrais-je réaliser de mieux que Rosa que je considère comme le chef-d’œuvre de ma vie ? Réaliser une BD est long, fastidieux, fatigant. En 2017, lorsque je bouclerai le second et dernier Rosa, j’aurai 67 ans. Pendant que le tribunal de commerce réfléchissait au sort de 12 bis (voir Casemate 79), et donc que Rosa était bloqué, il a fallu que je travaille pour vivre. J’ai pris des petits boulots dans ma région et découvert qu’il y avait beaucoup de choses à faire pour un dessinateur comme moi, amoureux de la Mayenne, des gens et des paysages.
Qui connaît Marie Mayne, la chiffonnière qui a donné son nom à une rue de Saint-Malo ?
Quoi par exemple ?
Un carnet de voyage à travers des personnages surprenants à questionner et à raconter, cela dans différents domaines. Dans celui de la musique, j’ai rencontré un manufacturier d’accordéon diaphonique, un réparateur d’instrument à vent. Je me suis penché sur le sort d’un sous-bassoniste de la fanfare de cavalerie de Saint-Malo. Ou encore sur le destin de Marie Mayne, chiffonnière du 19e siècle, seule femme à avoir donné son nom à une rue de Saint-Malo.
Une BD, il faut attendre deux ans pour savoir si elle a bien marché, si on a réussi son coup. Une illustration commencée le matin est terminée le lendemain soir. On en est content ou pas tout de suite et on sait très vite si les autres le sont.
Ne sentez-vous pas si une planche est réussie ou pas ?
Oui, mais le lendemain, il faut en commencer une autre. Et parfois on sature. Lors de ma période glouglou comme je l’appelle, j’ai subi une cure de désintoxication. Pendant un cours de relaxation, on nous a demandé d’imaginer un paysage que nous adorions, genre plage idyllique. Et de le dessiner. Me demander ça à moi qui suis confronté chaque jour à l’angoisse de la page vide ! J’ai rendu page planche !
Travaillez-vous à la demande pour des particuliers ?
Non, mais par exemple pour un village de Vendée qui paie bien. J’ai réalisé pour eux trente dessins, paysages et personnages. La mairie m’en a réclamé dix supplémentaires pour en faire un bouquin.
Le conservateur du château de Mayenne m’a proposé de raconter son architecture à travers les âges, du carolingien à aujourd’hui (2). J’ai imaginé une série de saynètes avec évidemment plein de personnages. Saynètes pas forcément vraies et pas forcément fausses. Ce conservateur, fou de BD, a organisé en 2013 au château une très grande expo sur le Moyen Âge, exposant des planches avec croquis, crayonnés, story-boards. Et travaux préparatoires de Bourgeon, Servais, Chaillet, Luguy… 3 000 visiteurs. Il n’avait jamais vu ça.
J’ai également réalisé une petite chose sur le pinard en Anjou. Dix époques, dix stades de la culture de la vigne, dix saisons différentes.
Un village de Vendée m’a commandé trente dessins, des personnages, des paysages…
Ne deviez-vous pas aussi raconter Marcel, votre père ?
Un projet qui me tient toujours à cœur, mais j’ai élargi le sujet et je rêve d’en faire un carnet d’enfance. J’ai conservé tous les carnets de mon père. Ce dessinateur a laissé des milliers de dessins, des carnets de voyage avant la lettre. Il n’arrêtait pas. À 7 ans, lorsque je lui ai annoncé que voulais devenir dessinateur de BD, il n’a pas pris cela comme une tare – on était pourtant dans les années cinquante –, n’a pas levé les bras au ciel, en déplorant que je ne rêve pas de devenir médecin. Lorsque j’étais en pension, il m’envoyait chaque semaine le journal Tintin, avec ses commentaires. « Regarde comme ce dessinateur a réussi ses effets de brouillard. Comment celui-ci a bien réussi les lueurs des phares de cette bagnole la nuit. » Il était amoureux du travail d’Hermann et m’a poussé à aller le rencontrer quand j’ai eu 18 ans. J’admire Hermann. Il a changé de techniques je ne sais combien de fois et c’est toujours aussi beau. Je garde un souvenir ébloui de ma première visite chez lui. J’y étais allé à Mobylette. Il dessinait un Bernard Prince. Il m’a montré tous ses crobards. J’étais sur le cul.
Donc une jeunesse heureuse ?
Oui, même si, à l’époque, notre seul moyen de locomotion était le vélo. Ça limite. Mon père était tailleur de vêtements. Avec mes trois sœurs, nous passions notre temps dans son atelier. L’une est devenue metteur en scène de théâtre et auteure pour les enfants, une autre photographe. Trois professions artistiques sur quatre. Pas mal, non ?
Chez nous, c’était un peu comme chez Mathieu et Rosa. Il y avait toujours du monde, des étudiants des Beaux-Arts, des Vietnamiens, des Allemands… Nous étions rarement six à table ! Mes parents n’avaient pas le sou, mais on baignait dans une ambiance fabuleuse. Un jour, mon père rencontre un guitariste et l’invite. « Tu viens quand tu veux ! » Une nuit, il entre dans nos chambres à deux heures du matin : « Réveillez-vous, Bernard est arrivé, il va nous jouer de la guitare ! » On a appris plus tard que le Bernard était un élève du grand Alexandre Lagoya. Une autre fois, ce fut une chanteuse japonaise. Mon père hébergeait tout le monde. J’ai eu une enfance fabuleuse.
2h du matin. Notre père nous réveille : Debout ! Un guitariste vient nous jouer de la musique…
Vous avez aussi connu les hôpitaux…
À part la mort d’un enfant, je ne crois pas qu’il y ait quelque chose de pire dans la vie qu’apprendre que vous avez un cancer. Il y aurait un carnet de voyage à faire sur les hôpitaux. Ces gens qui entrent dans une chambre et n’en sortent que pour le corbillard. Un milieu horrible. Moi qui n’avais jamais pris de substances ne se vendant pas dans le commerce, j’y ai découvert ce que sont les hallucinations causées par la morphine. On m’avait mis sous forte dose. On a des envies de taper sur des gens. « Tu viens de comprendre ce qu’est la schizophrénie. Dans cet état on peut tuer. Et ensuite ne se souvenir de rien… » m’a expliqué mon toubib.
Votre matériel sur la route de la soie ? (voir Casemate 79)
Une petite boîte d’aquarelles, une boîte de douze crayons de couleur… et le minimum de papier. C’est lourd le papier ! J’ai réussi à en trouver sur place, mais il ne fallait pas chipoter sur la qualité. J’envoyais les dessins – j’ai dû en faire 150 –, les photos – environ 8 000 –, et les films tournés pour la chaîne Voyage par la valise diplomatique de l’ambassade de France de chaque pays traversé. Nous sommes restés quatre jours dans des villes comme Istanbul, Ankara, Samarkand, Téhéran. C’était royal.
Henri Filippini vous a fait un chouette compliment en traitant votre dessin de « honteusement classique ». Le roman graphique ne vous a-t-il jamais tenté ?
J’en suis simplement incapable. Patrick Jusseaume, qui dessinait alors Chronique de la maison Le Quéant, scénarisé aussi par Daniel, m’a lancé un jour : « Mais arrête donc de montrer aux gens que tu sais dessiner ! On est au courant. Laisse-toi aller et dessine, simplement ! »
Il n’avait pas tort. Aujourd’hui encore, quand je dessine une charrette, il me faut la doc pour dessiner le bon essieu, le bon nombre de boulons. Je pourrais me contenter de mettre du noir. Non, je colle du bleu pas trop foncé pour qu’on discerne tout. Que le lecteur comprenne combien j’ai bossé.
À une certaine époque, j’étais très mal par rapport à la vague de romans graphiques. Je les voyais comme un moyen de sponsoriser des auteurs ne sachant pas trop dessiner. Comme ils pouvaient publier deux albums par an, cela faisait l’affaire des éditeurs. En dehors des Japonais, un seul auteur trouvait grâce à mes yeux, Chabouté. Un vrai dessinateur et, humainement, un type admirable. J’ai toujours douté de tout, mais à cette époque, ce fut le pompon. Le doute fait parfois avancer, mais à haute dose vous mène direct à la déprime.
Il y aurait un carnet de voyage à faire sur les hôpitaux, les hallucinations dues à la morphine
Comment avez-vous réagi ?
J’ai téléphoné à Étienne Davodeau, lui expliquant ce que je viens de vous raconter. Nous nous sommes vus longuement à Angers. Il m’a dit ne pas se considérer comme un dessinateur de BD, qu’il serait incapable de faire ce que je fais. Qu’il était un raconteur d’histoire. Que, pour lui, le récit comptait avant tout.
Et le voilà qui prend le story-board de Rosa que j’avais apporté et m’engueule : « Pourquoi vas-tu t’emmerder à encrer, ces planches sont parfaites ! » Comme si je pouvais publier de simples brouillons ! Puis Étienne passe la deuxième couche : « Nous sommes à la terrasse d’un bistrot, passe une femme avec une poussette, et derrière on voit un immeuble. Toi, tu vas aller chercher la doc, toutes les poussettes imaginables et les dessins d’architecture d’immeubles et tout dessiner avant de choisir ! C’est fou ! » Là, il m’a un peu ébranlé. Du coup, dans Rosa, certains arrière-plans sont traités au crayon de couleur et au lavis. Davodeau m’a beaucoup appris. Mais je ne pourrais quand même jamais tomber les 150 pages d’un roman graphique. Je ne sais pas me lâcher, c’est une des difficultés de ma vie. Je ne sais même pas ce que cela veut dire se lâcher.
J’aime prendre mon temps, chercher. C’est pour cela que, lors des expos, je demande à ce que l’on montre les travaux préparatoires et pas seulement des planches en rang d’oignons. Les gens passent beaucoup plus de temps devant les croquis et les crayonnés que devant les planches elles-mêmes. « Tout ça pour ça ? » Eh oui, c’est ça la bande dessinée !
Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 79 – mars 2015.
1. Malefosse, deux tomes, François Dermaut & Xavier Gelot, Glénat, 9,99 €.
2. tinyurl.com/CM79bulles
Rosa #1/2,
Le Pari,
François Dermaut, d’après un texte de Bernard Ollivier,
Glénat,
14,50 €,
4 mars.