Dans Un amour exemplaire, Florence Cestac et Daniel Pennac racontent l’histoire – vraie – de Jean et Germaine, deux êtres drôles et délicieusement frappadingues qui s’aimèrent d’amour fou durant quarante-quatre ans. Casemate 80 leur consacre son dossier spécial de dix pages. Suite des interviews des auteurs.

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Le restaurant parisien où vous vous rencontrez au début de l’album existe-t-il vraiment ?
cestacFlorence Cestac : Bien sûr, c’est notre restaurant à nous. Notre continent.
Daniel Pennac : Comme nous entretenons une vieille liaison, nous nous cachons un peu.
Cestac : Arrête, tu vas faire courir des bruits ! La scène dans le restaurant s’est (à peu près) déroulée comme nous le racontons. Mais Daniel n’est pas arrivé avec la vieille Dauphine rouge de Jean puisque, dans la réalité, les héritiers de son ami la lui ont soufflée sous le nez.
Le serveur du restaurant a une tête qui nous dit quelque chose.
Normal, c’est celle d’un de nos copains, le romancier Tonino Benacquista (1). L’établissement est la brasserie parisienne dans toute sa splendeur, avec son ambiance à la Petit Nicolas de Sempé. Mais oui, il en existe encore dans Paris !
Comment Daniel Pennac vous a-t-il présenté son bébé ?
Il m’a annoncé avoir une histoire d’amour à me raconter. Celle de Jean et Germaine qu’il avait connus dès son enfance. J’ai dit oui tout de suite et nous sommes descendus cinq jours à La Colle-sur-Loup, dans l’arrière-pays niçois, où je me suis imprégnée des lieux, de la maison de sa grand-mère.
PennacPennac : J’ai écrit un premier squelette puis nous avons travaillé à Paris, chez Florence, chacun d’un côté de cette table où vous nous interviewez. La réalisation a pris dix-huit mois, à cause de mes pannes d’imagination.
Cestac : Disons plutôt que tu étais toujours en grande vadrouille à travers la France pour jouer ton Journal d’un corps !

Ma grand-mère recevait la bourgeoisie locale moyenne, le pharmacien, le toubib, le notaire — Daniel PENNAC

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Vous ne parlez pas de votre grand-père ?
Pennac : Je ne l’ai pas connu, il est mort avant. Ma grand-mère recevait la bourgeoisie locale moyenne, le pharmacien, le toubib, le notaire… Ils étaient exactement comme les dessinait Florence au fur et à mesure que je les lui racontais.
Jean, qui ne travailla jamais, était-il un précurseur de Gaston et autre Alexandre le Bienheureux ?
Cet homme a quand même mené à bien un projet singulier, incroyable dans la France des années soixante. Héritier d’une grande famille de viticulteurs, Jean Bozignac (les prénoms sont les vrais, le nom, Bozignac, inventé) a vécu une passion folle avec une petite cousette venue redresser l’ourlet de la robe de sa marquise de mère ! Cousette dont la famille, représentative du lumpenprolétariat du coin, n’a pas un rond.
Les biffins du coin…
Ne les connaissant pas, je les ai imaginés chiffonniers, vendant des peaux, y compris celle des chats et chiens du voisinage. Mais le père a réellement lourdé Jean et Germaine. Pour cet homme, Jean, ne sachant rien faire de ses dix doigts, était parfaitement inutile. N’existant que pour leur amour, le couple a réussi à rassembler suffisamment de fric (voir Casemate 80) pour vivre pendant cinquante ans en se consacrant uniquement l’un à l’autre, ne se laissant distraire ni par un travail régulier ni par des enfants.

La famille de Germaine vendait des peaux, y compris celle des chats et chiens du coin — Daniel PENNAC

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Comment les gens réagissaient-ils face à ce couple hors-norme ?
Pour la bourgeoisie locale, et même pour sa propre famille, Germaine n’était rien, n’avait droit à aucune considération. Les gens ne saisissent pas ce qu’il y avait d’exceptionnel, d’exemplaire, dans leur histoire. Curieusement, l’idée d’exemplarité refroidit. Les mots amour et exemplaire ne sont jamais associés.
Ce n’est pourtant pas le premier mariage heureux qui dure !
Oui, mais cela ne se décrète pas à l’avance. C’est bien pourquoi l’Église, extrêmement réaliste, a inventé le sacrement du mariage : afin que les gens se croient obligés de vivre ensemble éternellement même s’ils ne peuvent pas s’encadrer.
Je rêve d’une histoire économique de l’amour. Au départ, ces alliances familiales sont des alliances politiques, bénies par le sacrement religieux. Leur but n’est pas que l’amour dans un couple dure, mais que les institutions durent, évidemment à l’intérieur de l’Église. Ensuite arrive la révolution, puis le capitalisme contractuel. Là, on passe aux mariages économiques. Les grandes familles unissent leurs patrimoines. C’est ainsi que la vieille noblesse de vigne de la région de Saint-Paul-de-Vence veut marier Jean, son aîné, avec la reine du gewürt alsacien.
Mariage sans retour…
Évidemment, un divorce mettrait à bas la belle opération. Comme il n’est pas question de reconnaître cette raison profonde, on évoque l’honneur et le déshonneur : « Tu serais le premier de la famille à rompre les liens sacrés du mariage, notre nom sera bafoué, etc. » Alors qu’il n’est question que de sauvegarde du patrimoine.
D’où la réflexion du papa de Jean : « Fais comme moi, épouse la gewürt et tape-toi la petite. »
Voilà ! La situation va durer jusqu’à ce que, dans les années soixante-dix, le capitalisme patrimonial fasse place au capitalisme multinational. Les anciens propriétaires ne sont plus que les employés de grands groupes majoritaires. Donc on peut de nouveau divorcer. Et comme toujours, la pratique se répand dans toute la pyramide sociale. Aujourd’hui, on compte dans les classes entre 30 à 40 % d’enfants de divorcés. Ce qui était impensable au début des années soixante.

Jean et Germaine transgressaient toutes les valeurs dans lesquelles j’étais éduqué — Daniel PENNAC

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Comment expliquez-vous l’amour absolu de Jean et Germaine ?
Un hasard morpho-patho-physiologique. Certains êtres ont le bol de rencontrer le bon animal, doublé de la bonne personne sociale. Je pourrais citer d’autres exemples, mais aucun n’ayant, comme celui de Jean et Germaine, transgressé absolument toutes les valeurs dans lesquelles j’ai été éduqué. Et encore, j’avais la chance d’avoir des parents non prosélytes. Un de mes deux frères aînés, dix ans de plus que moi, l’était bien davantage. Il me répétait qu’il fallait que je me marie. Ce qui me faisait poiler intérieurement.
On connaît « Aller faire pleurer le colosse », mais moins « Aller se laver les mains au pied d’un arbre »…
Une expression du photographe Robert Doisneau. Il avait le secret des expressions faisant mouche. Ainsi, au cours de soirées qui se prolongeaient, il lançait, toujours avec le sourire : « Ce n’est pas qu’il se fasse tard, mais on s’ennuie… » Il blaguait tout le temps. Un jour, dans un café, je m’insurge parce qu’un garçon lui répond un peu grossièrement à mon goût. « Non, mais tu as vu comment il t’a répondu, ce connard ? » Il me calme d’un paisible : « Tss tss, tu n’as pas l’intention de vivre avec ? Bon, alors… »
Cette anecdote me rappelle un mot délicieux du romancier et homme de théâtre Tristan Bernard. Dans un bistrot, là aussi, assis près d’une fenêtre, il commande un petit rhum avec son café. On lui en sert un vraiment mini mini. Il le prend, le jette par la fenêtre, se penche dehors et lance : « Quand on est si petit, on ne vient pas au café ! »
L’explosion qu’on voit dans l’album s’est-elle produite dans la vraie vie ?
Non. Elle est simplement une manière radicale de régler une histoire d’héritage un peu compliquée.
Que vous a laissé Jean, à part la Dauphine qui, d’ailleurs, vous est passée sous le nez ?
Sa montre et ses pipes. J’ai commencé la pipe à 14 ans. Je me souviens d’un fabricant qui, s’étant aperçu que l’écume culottée était moins rêche que l’écume neuve, les faisait culotter par des étudiants. Il leur offrait le tabac, un gant pour ne pas toucher la pipe. Et des consignes du genre : ne pas tenir la pipe avec les dents, ne pas fumer une pipe d’écume dans un courant d’air…

Qui sait… Un jour, peut-être, Daniel et moi mettrons-nous en route une nouvelle BD — Florence CESTAC

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Françoise Hardy raconte sans gêne ses ennuis intestinaux (2). On se croirait presque dans votre Journal d’un corps. Un tabou est-il en train de tomber ?
Une évolution intéressante. Notre époque est paradoxale. Tout y est archi exposé, archi consommé, à commencer par le corps. Incroyablement exposé par nous-mêmes, la pub, le cinéma, Internet sur lequel on décapite en direct. Parallèlement, silence est fait sur le rapport de chacun à son propre corps, redevenu tabou comme à la fin du 19e siècle. Une invention de la bourgeoisie postromantique des années 1830.
Parce qu’avant… ?
… Napoléon avait déshabillé les femmes. Elles étaient quasiment à poil. C’est lui qui dessina les robes à balconnet, libérant les corps féminins des masses de tissus que les dames se trimbalaient jusqu’alors. Durant l’aventure napoléonienne, tout fut hypersexué. Murat menait la charge de ses cavaliers en criant : « Tous derrière moi, j’ai le trou du cul rond comme une pomme ! » Et les gaillards suivaient. Dans les années 1830, la bourgeoisie remballe tout ça au nom de la bienséance et décrète un silence absolu sur ce qui concerne le corps humain. Silence qui continue aujourd’hui. Il n’y a pas plus inhibé que les djihadistes décapiteurs. Le supplice est devenu spectacle. L’érotisme est exposé. La pornographie est exposée, la scatologie est exposée, le body art est exposé… mais le rapport de chacun avec son corps est tenu toujours aussi secret.
Tout le monde s’est étonné que je publie Journal d’un corps. L’idée de tenir un journal de son corps n’est pourtant pas très originale ni très extravagante, et pourtant tout le monde en a parlé.
En page de garde, on lit : « Aux douze de Charlie, nos seuls apôtres. » Êtes-vous incroyants, agnostiques ?
Notre réponse est entièrement contenue dans la phrase citée. Quand on me demande si je suis croyant ou non, je réponds que je ne réponds jamais à cette question. Cela fait trop de morts.
On sent une certaine autocensure se répandre. Vous fait-elle peur ?
Je ne jette la pierre à personne. La peur, même si elle peut paraître illégitime, elle est ce qu’elle est. À chacun de négocier avec sa peur. On peut déplorer que quelqu’un ait peur de dessiner certains sujets parce que certains dessins mettent sa vie en danger, mais on doit comprendre sa réaction.
Allez-vous vous revoir ?
Cestac : Dans notre restaurant ? Bien sûr. Et il n’est pas dit que nous ne mettions pas, un jour, un second bébé en route…

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 80 – avril 2015.

1. Avec qui Florence Cestac a réalisé Des Salopes et des Anges (Dargaud) et Daniel Pennac coscénarisé deux Nouvelles Aventures de Lucky Luke (Lucky Comics).
2. Avis non autorisés…, Equateurs.

AmourUn amour exemplaire,
Florence Cestac, Daniel Pennac,
Dargaud,
14,99 E,
3 avril.

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« Travailler jusqu’à ma mort… »

Vous avez révélé le montant de votre retraite. 1 200 euros par mois…
cestacFlorence Cestac : Résultat, je vais travailler jusqu’à ma mort. Beaucoup de journaux, dans le passé, n’ont pas cotisé pour les dessinateurs qu’ils employaient. D’où des trous béants dans nos relevés de carrière. D’où, pour tous les dessinateurs, des retraites minables. Par exemple, j’ai beaucoup œuvré au Journal de Mickey qui publia mes Déblok. Mais la direction n’a jamais voulu me reconnaître le statut de journaliste. Chacun devait alors s’occuper de ses propres cotisations. J’ai dû cotiser à une caisse minable. D’où ma petite retraite. Et encore, certains confrères ont moins que cela ! Il faut faire avec. J’espère que cela va changer pour les plus jeunes, tout en redoutant que ça ne devienne pire. Finalement, cela ne me perturbe pas trop tant j’espère mourir le crayon à la main.
Handicap supplémentaire, un tel flot d’albums paraît chaque mois qu’on ne vend plus du tout nos anciens albums. Le fonds ne tournant plus, il faut alimenter perpétuellement la machine, avoir toujours un album en route. J’ai connu, dans ma vie, des périodes où j’ai pu travailler bien moins intensément qu’aujourd’hui. C’est la vie moderne…

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« Certaines lectures sont épouvantables »

Vous aimez lire en public. Quelles qualités demande une belle lecture à voix haute ?
PennacDaniel Pennac : C’est drôle, je réfléchis à cela pour la première fois. Il faut intégrer à l’idée de lecture à voix haute quelque chose qui ressemble à l’art de la conversation. Votre vis-à-vis, pour comprendre le texte que vous lisez, a besoin d’un certain nombre d’annotations qui, sans exagération, soulignent la part de la phrase qui contient le sens. Quand nous parlons ensemble, nous n’ânonnons pas. Nous soulignons l’essentiel de ce que nous voulons dire au moment où il faut le dire, nous ralentissons le rythme quand nous risquons de n’être pas compris. La lecture c’est pareil. Il faut éviter le didactisme. Les lectures didactiques sont absolument épouvantables. Par exemple, il y a à cinq heures du matin sur France Culture – avant c’était minuit – des cours du collège de France dont 80 % sont des lectures didactiques chiantes. Quel que soit le sujet. À minuit, je me les farcissais en râlant, me disant que ce n’était pas possible. Ces messieurs parlent comme s’il n’y avait personne en face d’eux. Du coup, l’intérêt du plus passionnant des sujets se diluait. C’est sans doute pour cela que l’émission a émigré à cinq heures du matin.
Admirez-vous certains lecteurs ?
Bien sûr, il y a de très jolies voix. Celle de Denis Podalydès, par exemple. Sa lecture du Voyage au bout de la nuit de Céline est magnifique. Sans exagération, sans jamais qu’il se mette devant l’auteur. La cause de Céline est suffisamment violente par elle-même ! Ce ne fut pas le cas du premier lecteur de Céline, Michel Simon. Très mauvais parce qu’il faisait du Michel Simon. La lecture de Céline par Arletty – en plus ils étaient copains – n’est pas tout à fait convaincante. On l’apprécie évidemment, mais plutôt parce que c’est Arletty, et qu’on est toujours content d’entendre Arletty.

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