Ceux qui ont croisé la haute carcasse d’Éric Cartier connaissent son rire communicatif. Il est l’exact reflet de ses BD cartoons – comme il les qualifie -, joyeux, turbulent et insouciant. Mais derrière cette apparente désinvolture, se dissimule un contemplatif, capable de passer des heures à dessiner trois cailloux, rêvant à ses voyages passés. Dont un long périple aux États-Unis qu’il a traversés dans les année 70, sujet de son prochain bouquin.
Quels moments particuliers de votre voyage, avez-vous choisis d’évoquer ?
Éric Cartier : Pas vraiment d’étapes plus significatives que d’autres. Des fois tout bêtement des histoires de gentils et de méchants. Mais aussi des gouttes sur le pare-brise d’une voiture. Les amoureux du stop se régaleront – j’espère. C’est une réflexion sur le temps, la patience. Patricia et moi, nous étions déjà retrouvés bloqués, en stop, à Clermont-Ferrand. Mais quand tu avances de trente bornes, chaque jour dans le désert, c’est autre chose. Une guitare sèche et les paroles viendraient toutes seules ! Tu te dis qu’on retrouvera tes notes griffonnées à côté de ton squelette et que ça pourra faire un bon tube. Le voyage c’est le hasard. On était en couple… Bon, je ne vais pas tout dévoiler, je suis à peine au tiers des 150 pages prévues.
Dessiner des visages ou des paysages, même chose ?
Non. Il y a d’une part le regard objectif. La réflexion sur une photo permet d’avoir un regard objectif. C’est-à-dire une optique : une lentille à 45 mm. C’est un jeu de lumière. Je crois qu’au xixe, les Anglais appelaient la photo le pinceau de la lumière. Si on regarde une photo et qu’on pige la structure des choses que l’on voit, ça aide à dessiner, à trouver un certain trait réaliste. Les personnages en BD c’est du théâtre voire du guignol. On crée des marionnettes. De temps en temps, je m’appuie sur de la doc pour trouver un bon éclairage, la bonne composition.
Le cartoon, c’est des personnages qui vivent par eux-mêmes. Les cases sont un empilement de boîtes de chaussures. Dans chacune, des figurines en caoutchouc vivent leur vie. En ouvrant boîte après boîte, tu as une bande dessinée cartoon. Mais mon récit n’est pas un cartoon ! Sans doute parce que c’était l’occasion de me confronter au travail réaliste que je fais depuis des années, mais pour moi. Une autre approche de la représentation du réel. J’avais envie de taper du côté des sentiments. Et pas pour de rire…
Vous avez versé dans le dessin réaliste avec Black no Sugar.
Oui. Du boulot fait pour Nocturne, d’après mes photos. Ce que j’appelle le regard objectif. Je pose une photo devant moi, je la regarde. Ensuite, je me lance, je réalise mon illustration un peu comme on trace un mandala.
Pourquoi Audrey Alwett rédige-t-elle votre voyage et pas vous ?
On se voit un après-midi autour d’une tasse de thé ou d’une bouffe, et on travaille en ping-pong. Elle enregistre, prend des notes. Et décide des raccourcis. On ne peut pas tout raconter. Elle choisit ce qu’il faut mettre en avant. Grâce à elle, je vois les choses en perspective. Je découpe ensuite en fonction de ce qu’elle a écrit. On se revoit, elle lève les yeux au ciel… et on continue ! Je parle d’une époque où elle n’était pas née, du coup elle est le filtre qui me permet de calibrer mon discours de sorte que tout le monde puisse comprendre.
Sa jeunesse, un gage d’éternité pour vos propos ?
Oui. Elle a l’habitude d’écrire. Moi, je me débats avec les bouts épars d’un kaléidoscope. Elle choisit sur quels passages on va s’attarder. Je n’aime pas trop en parler. C’est encore en cours.
Vos enfants vous lisent-ils ?
Quand ils étaient tout petits, je me suis amusé à faire du Kaput & Zösky avec Trondheim (Delcourt). Quand ils ont été plus grands, j’ai fait Diégo de la S.P.A. avec Coyote (Fluide Glacial). Quand ils ont eu 15-16 ans, j’ai versé dans le style Lanfeust avec L’Expédition d’Alunÿs, écrite par Arleston. Pour susciter un peu de respect de la part de teenagers. Pas de bol, ils étaient partis vers le manga ! Maintenant, nos enfants ont leur vie, je vais arrêter de les emmerder avec mes BD.
Après avoir tant dessiné pour les séduire !
Depuis toujours, je dessine pour faire plaisir. Môme, on dessine sa maison, le chat ou le chien pour ses parents. Quand ils n’en ont plus rien à faire, on cherche d’autres gens pour nous dire que notre dessin est beau. Et ainsi de suite. C’est immuable. Mais si, il y a trente-cinq ans, on m’avait dit que plus tard je dessinerais des oliviers, j’aurais peut-être mis un coup de boule. Oui, aujourd’hui, j’adore dessiner des arbres. Un plaisir que j’ai découvert en voyageant. Le dessin est le filtre de ce que je vis.
Propos recueillis par Frédéric VIDAL
Le Saviez-tu ?, 100 ex. numérotés et signés,
16 € (fdp inclus),
à commander exclusivement sur
www.bullesenseyne.fr
Illustrations : © Cartier, 2013.