Les auteurs des Pionniers du Nouveau Monde avaient 16 ans en 1968. Un demi-siècle plus tard, ils replongent dans l’époque hippie, fromage de chèvre compris. Fin de l’interview de Maryse et Jean-François Charles parue dans Casemate 91. Leur héroïne, qu’ils surnomment l’herbe folle, n’est pas celle de la fumette, mais une jeune fille, Theda, que rien n’arrête, et surtout pas la pudeur.
Avez-vous connu mai 68, à Paris ?
Jean-François Charles : Non, Maryse et moi habitions le même village belge. J’ai perdu il y a peu un très vieil ami qui aurait pu être mon instituteur. J’étais à l’école libre, il enseignait à l’école communale et portait déjà les cheveux longs. J’entends encore les réflexions des gamins derrière lui. Lui était allé à Paris lors des évènements de 1968. À la frontière, il fut très mal reçu par les douaniers. Un professeur se rendant à Paris à ce moment-là était plutôt mal vu. C’est lui qui m’a raconté cette période. Quand je suis rentré aux Beaux-Arts de Bruxelles, en 1969, on sentait déjà comme un certain souffle de liberté nouvelle, et pas seulement dans les vêtements. Pendant ce temps, Maryse était au lycée. On se voyait à la gare.
L’atelier que vous montrez est-il finalement à Paris ou à Bruxelles ?
Nous l’avons situé à Paris, mais bâti d’après mes souvenirs de celui de Bruxelles. J’y suis retourné avec Arnaud Delacroix, qui fut éditeur chez Casterman et dispense maintenant des cours à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles. Notre bon vieil atelier a été modernisé, n’a plus le charme – et la vétusté ! – de celui de l’époque. Je me souviens de ses deux poêles à charbon, un par modèle qui posait nu. Le personnage de Gilles, qui part en Auvergne avec Theda, m’a été inspiré par quelqu’un que j’ai rencontré là-bas et qui est décédé depuis. Je revois ce garçon tout jeune dans son costume de velours… Et Pierre, le garçon qui arrive à l’atelier, c’est un peu moi. Nous avons situé l’atelier à Paris parce que ça rendait le voyage en Auvergne davantage plausible.
Auriez-vous pu, comme Gilles et Theda, tout quitter pour aller faire du fromage de chèvre ?
Non, je ne crois pas, d’ailleurs je n’aime pas trop ça ! Une seule chose m’occupait, à la folie, dessiner. La bande dessinée était mon fromage de chèvre. Avec Maryse au scénario, nous sommes arrivés à y trouver notre place, mais cela a eu un prix. Des années de galère. Je me souviens d’un article dans Pilote qui fut une révélation. Je l’avais découpé et gardé. Signé Guy Vidal, il parlait de gens ayant tout abandonné à Paris pour partir au Larzac. C’est cette époque que nous voulions faire revivre à travers L’Herbe folle.
Aux Beaux-Arts de Bruxelles, en 69, soufflait une liberté nouvelle, et pas que vestimentaire
Au cœur d’une région que vous connaissez bien ?
Oui, nous allions chaque été en Auvergne dans un gîte que nous louait une dame de là-bas, Odette, qui est vite devenue une amie. Nous ne venions pas de la grande ville, mais d’un village, du coup les gens nous voyaient peut-être d’une manière différente. C’est Odette et son mari Élie qui nous ont trouvé une maison dont personne ne voulait parce qu’elle était trop grande. Ces gens accueillants nous ont toujours aidés, soutenus. Un de mes petits-fils porte le nom d’Élie.
Vous montrez quelques beaux paysages d’Auvergne.
En vieillissant, les paysages prennent de plus en plus d’importance dans mon dessin. Je m’attache moins à l’anatomie. La sensation ressentie par le lecteur me paraît aujourd’hui plus importante que le plaisir d’un dessin très bien construit. Lorsque je suis porté par un scénario, qu’il me possède, j’en oublie les difficultés techniques. De plus, ici, j’ai travaillé sans le secours de photos ou de grosse documentation. Sur Internet, ce que nous avons trouvé sur ces années n’avait rien d’extraordinaire, alors qu’à l’époque tout nous semblait fou. Je me suis donc laissé porter par les souvenirs, une certaine ambiance. Avec un petit foulard et les cheveux longs, on devenait hippie. Différent. On oubliait les costumes, les cravates, c’était l’époque des chemises en nylon, des pantalons taille basse à pattes d’éléphant, serrés en haut, bien évasés en bas…
Et des beaux slogans de mai 68…
Nous en montrons quelques-uns. « Arrêtez le monde, je veux descendre » par exemple. Il y avait aussi « sous les pavés la plage » ou « soyez raisonnables, demandez l’impossible ». Oui, nous nous sommes beaucoup amusés à remonter le temps.
Les paysages que vous montrez, eux, sont immuables.
Il y a en Auvergne, par exemple, des endroits complètement déserts, des nuages extraordinaires. Hélas, on n’a jamais suffisamment de place pour exprimer tout ce que l’on ressent. Certains paysages d’Auvergne me font penser au film Danse avec les loups qui a été tourné en partie dans une région que nous avons visitée en 1976. À un moment, Kevin Costner, à cheval, découvre un paysage extraordinaire. La musique qui l’accompagne, impressionnante, parle de liberté et de beauté de la nature. J’aurais bien vu une telle musique accompagner L’Herbe folle. Je me souviens aussi du Soldat bleu, qui m’avait terriblement impressionné. Nous étions très sensibles à tout ce qu’on pouvait apprendre sur les Indiens. Des livres comme Enterre mon cœur à Wounded Knee, Une histoire américaine (1860-1890) de Dee Brown nous avait passionnés et bouleversés.
C’était aussi le temps des beaux slogans, ainsi : Arrêtez le monde, je veux descendre !
L’herbe folle, c’est Theda, la jeune file qui ose tout ?
Bien sûr. Le titre a été trouvé par Maryse. Jacques Glénat, lui aussi sensible à ce milieu, avait proposé Les Petits Chemins. À la fin, L’Herbe folle s’est imposée. Le titre symbolise ces personnes qui dérangent par leur différence. Theda, nous l’avons construite ensemble, Maryse et moi, à 50-50.
Vos albums attirent, paraît-il, un public féminin grandissant.
Maryse Charles : C’est exact. Il y a quelques années, les dames venaient nous demander une dédicace pour Pierre, Paul ou Jacques, leur frère, leur compagnon, leur fils. Aujourd’hui, de nombreuses femmes, jeunes ou âgées, viennent pour elles-mêmes. Cela nous fait énormément plaisir. Sans doute apprécient-elles le côté sensuel du dessin de Jean-François et mes scénarios un peu différents de ce qu’on lit habituellement. Nous sommes aussi heureux chaque fois que des lecteurs viennent nous dire qu’ils sont partis à la découverte du Canada, de l’Égypte ou en Inde après avoir lu nos albums.
Connaissez-vous bien les États-Unis ?
Nous les avons découverts en 1976. Nous avions 24 ans et y sommes partis avec un bébé et des cousins de Jean-François et leurs deux petits. Trois bébés, ce n’est pas l’idéal pour voyager, mais ce fut quand même merveilleux. Une tante de Jean-François avait épousé un Américain pendant la guerre et ils vivaient aux États-Unis. Nous avions connu un de ses fils, militaire, lorsqu’il était basé en Allemagne. Avec lui, nous avons fait le trajet du Michigan, où il habitait, au Texas où séjournaient ses parents. En deux mois, nous avons traversé vingt-deux États.
Vos projets ?
Jean-François travaille sur le dernier tome de la deuxième saison d’India Dreams. Il y aura aussi un artbook. D’autres projets sont à l’étude. Nous avons tant d’idées !
Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 91 – avril 2016.
L’Herbe folle,
Jean-François et Maryse Charles,
Glénat,
22 €,
6 avril.