Notre planète est bonne à jeter. Du coup, l’humanité se prépare à émigrer dans des mondes virtuels. En attendant, un couple y joue les cobayes. Tout leur est possible, en particulier côté sexe. Commence alors une histoire folle, persillée de considérations intellos, évidemment. On est au Lombard, pas chez un éditeur porno… Thomas Cadène (Les Autres Gens) raconte dans Casemate 113 la genèse d’Alt-Life, album hors-norme. Et le dessinateur Joseph Falzon, dont les carnets érotiques sont à la base de ce projet, ajoute son grain de sel pour les visiteurs de Casemate.fr.
Comment vous êtes-vous rencontrés sur cet album ?
Joseph Falzon : En 2010 ou 2011, j’ai remplacé au pied levé un dessinateur sur un épisode des Autres Gens et en ai réalisé une vingtaine dans la foulée. Nous avons ensuite collaboré sur Romain et Augustin. Depuis, on ne s’est jamais perdus de vue, avec une grosse envie de remettre ça. C’est alors que Thomas a découvert mes carnets et notamment mes dessins érotiques. J’avais envie de les utiliser, mais sous quelle forme ? Nous sommes partis sur une histoire érotique. Puis le projet a muté lentement mais sûrement, prenant un peu plus de substance. Sans que l’on sache toujours quelle forme on pourrait lui donner. Au début, je pensais à 175 pages très grand format. Un peu compliqué à manipuler. Surtout au lit. L’éditeur a tranché.
Plus de substance, mais quelle substance ?
Dans le premier scénario, beaucoup plus sexuel, on réfléchissait moins sur la technologie d’un possible futur. J’aimais bien. J’imaginais des enchevêtrements de corps en tous genres. Une version très brute, avec un côté bad boy. Puis le scénario s’est orienté vers davantage de subtilité. Une vraie réflexion sur un futur possible pour l’humanité.
Cadène vous a-t-il laissé le champ libre sur le découpage ?
Oui. Ancien dessinateur, Thomas pratique encore un peu. Du coup, quand il écrit un scénario, des images lui trottent dans la tête. Il sait à quoi son scénario peut ressembler.
D’où un story-board ?
Non, mais une idée très précise du rythme de la BD. Travaillant avec des journalistes pour La Revue Dessinée, ou Topo pour les plus jeunes, j’ai pu constater la différence. Les journalistes vous confient leurs articles sans avoir la moindre idée d’à quoi cela ressemblera une fois dessiné. Thomas, oui. On ne peut pas tricher avec lui. Il voit tout de suite les difficultés à venir et connaît les techniques des dessinateurs pour les éviter, les contourner.
“J’imagine d’abord des enchevêtrements de corps, une version très brute, avec un côté bad boy…”
Comment travaillez-vous ?
J’ai commencé par un découpage à l’aquarelle au format A5. Ensuite, beaucoup de discussions, beaucoup de reprises, d’allers-retours pour arriver à une version qui nous convienne à tous les deux. Je n’ai jamais autant travaillé un découpage !
Pourquoi l’aquarelle ?
J’avais très envie de tout faire à l’aquarelle. Elle permet de poser une ambiance claire dès le début. Pour représenter un univers virtuel assez propre, nous sommes partis sur l’idée de planches très ligne claire. Réinjecter de l’aquarelle sur un encrage ligne claire donne un peu plus de chair, un résultat plus vivant, moins froid qu’une couleur à l’ordinateur. Mais, au fur et à mesure des tests, on a constaté que cela ne fonctionnait pas très bien. D’où retour à l’ordi. La couleur a été confiée à Marie Galopin qui a déjà travaillé sur beaucoup de BD aux styles très différents. C’est elle notamment qui a mis en couleurs les albums de Christophe Gaultier.
Quels sont vos modèles parmi les aînés ?
Pour cette BD, mon influence principale saute aux yeux : Mœbius et son Monde d’Edena. J’adore également le travail de Christophe Blain, de Blutch… J’ai dessiné les premières planches dans un style beaucoup plus lâché, moins crayonné, plus à la Blain ou aux vieux albums de Sfar. En avançant, la ligne claire s’est imposée. Et j’ai dû refaire les premières planches.
Plutôt ordi, plutôt papier ?
J’avais beaucoup œuvré sur ordinateur. Du coup, j’ai eu envie de retrouver le plaisir du papier… et celui de conserver mes originaux. Je dessine beaucoup à la palette pour des travaux commandés par des architectes, des entreprises. Ici, ce fut crayonnés très poussés et encrage au feutre fin.
“… le scénario s’orientera vers plus de subtilité une réflexion sur un futur possible de l’humanité”
Une vraie différence avec le travail sur ordi ?
La tablette permet de réaliser des planches ressemblant à s’y méprendre à des originaux sur papier. La différence ne réside plus que dans le confort du travail.
Une partie de votre travail est-elle passée à la trappe ?
Beaucoup de tests, oui. Le dessin de départ était plus grossier, plus mal poli pourrait-on dire. Thomas aime les beaux personnages, avec de jolis traits. Moi, les trucs un peu tordus. Il y a donc eu plusieurs versions, de nombreuses planches refaites, ne serait-ce que parce que le scénario changeait au fil de l’histoire. Dans les toutes premières versions, les séquences sexuelles occupaient beaucoup plus de planches, comportaient davantage de détails. Il a fallu les réduire pour condenser l’action.
Pourquoi certaines cases montrent-elles des personnages avec slip, d’autres sans ?
Cela posait question à l’éditrice. Dans une séquence, René et Josiane viennent de faire l’amour après avoir échangé leur identité sexuelle. À la fin, épuisés et allongés par terre, ils se regardent. Dans la case suivante, il est habillé, elle non. Et puis elle se couvre case après case. Cela pourrait paraître destiné à passer dans une rubrique sur le pinaillage, mais non, c’est voulu.
Vos casse-têtes préférés ?
Les visages ! J’ai parfois eu de vraies difficultés à rendre les personnages beaux. À la fin, heureusement, je me suis senti plus à l’aise. J’aime les grands décors dans de grandes pages. Je peux passer une journée et demie sur une planche.
Le plus érotomane de vous deux ?
Thomas, bien sûr, mais il ne l’avouera jamais !
Propos recueillis par Antoine BÉHOUST
Supplément gratuit de Casemate n°113 – mars 2018.
Alt-Life,
Joseph Falzon, Thomas Cadène,
Le Lombard,
177 pages,
19,99 €,
6 avril.