Juste avant le grand retour de Thorgal en novembre, sortira le sixième Louve (dossier spécial de 32 pages dans Casemate 35). Dans la suite de son interview à notre magazine, Yann, scénariste de Louve et de La Jeunesse de Thorgal, parle de son travail avec le dessinateur Roman Surzhenko, et vous livre ses projets avec André Juillard, Félix Meynet, Olivier Schwartz, Alain Henriet, Romain Hugault, et le dernier qui rejoint la bande, Benjamin Lacombe.

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Prêt à ce que votre Louve retrouve son père, au tome 36 de Thorgal qu’on pourrait lire dans deux ans ?
YannYann : La rencontre doit se faire au village viking où vivent Aaricia et Louve. Donc, n’ayant tué ni l’une ni l’autre, pas de problème. Nous attendons Thorgal de pied ferme. Avant ce moment paraîtra un septième Louve. Et j’ai des idées pour quelques autres. En fait, je n’avais qu’une peur : ne pouvoir aller jusqu’au bout de mon histoire avec Vigrid, le petit dieu amoureux d’Aaricia et qui veille sur elle, même transformé en araignée. Dans le septième Louve, avec Roman Surzhenko, nous mettrons le paquet côté émotion. J’aime les grands sentiments, mais, pour les faire passer, il faut les napper de beaucoup de sang. Les personnages, pour être crédibles, doivent souffrir. Donc il y aura des sacrifices. J’ai aussi glissé dans Louve un nouveau fils de Thorgal qui pourra resservir…
Un de plus ?
Pourquoi pas ? Dans les mythologies, les dieux sèment des enfants partout. Comme dans la vraie vie d’ailleurs.
Une idée de ce qui vous attend après la grande rencontre ?
Non. On a parlé un temps de redistribution des cartes. Tout ce petit monde pourrait rester ensemble, mais cela ne serait guère crédible. On a évoqué aussi une histoire de Louve avec Jolan. Ou encore un départ d’Aaricia avec Thorgal laissant les enfants seuls. Tout est possible. Comme de garder les séries parallèles. Tuer des histoires qui marchent, par les temps qui courent… En tout cas, personnellement, je n’ai pas envie de partir sur de nouvelles bases, sur un nouveau ton, mais de garder l’esprit de la série.
Entre ses différentes ramifications, ne vous mélangez-vous pas les pinceaux ?
Avec Yves Sente, qui scénarisait à l’époque Thorgal et Kriss de Valnor, nous faisions des ponts entre nos histoires, ce qui donnait de la crédibilité à l’ensemble. Un peu comme entre les séries télé inspirées des comics. C’était de belles occasions de nous rencontrer et de bien nous amuser.

J’aime les grands sentiments mais, pour qu’ils passent, il faut les napper de beaucoup de sang

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Exemple ?
Dans le dernier tome, Louve sait que son père est à Bagdad et veut le rejoindre. Comment l’a-t-elle appris ? Bonne question. Remontons un peu dans le temps. J’avais tendance à faire soliloquer Louve, ce que détestait Rosinski. La solution, puisque Louve parle aux animaux, était donc de la faire discuter avec une bestiole, un écureuil, un singe, un hamster. Mais alors autant que l’animal serve à quelque chose dans l’histoire. À l’époque, Thorgal était emmené par un marchand qui hésitait à le vendre comme esclave. J’ai suggéré à Yves que ce marchand possède un petit singe qui, après un naufrage, se retrouverait avec Louve. Et lui donnerait des nouvelles de son père. Nous avons mis en chantier plusieurs passerelles de ce genre qui apportent une certaine logique, un certain liant entre les différentes séries.
Une héroïne qui parle aux animaux c’est très écolo. Mais qu’elle les boulotte l’est moins…
Vous voulez quoi, que Louve se nourrisse de champignons ? C’est une fille de Viking, pas une petite fille niaise. Cela me rappelle ma jeunesse, quand je séjournais chez des parents paysans. On m’y expliquait que les animaux étaient du bétail, qu’on les traitait bien, mais qu’ils finissaient à l’abattoir, car leur sort était de se retrouver dans nos assiettes. Seules exceptions, les animaux dont nous nous occupions tout le temps, un chat, un chien, une poule, un lapin. C’étaient les seuls auxquels nous avions le droit de donner un nom. Les autres étaient de la nourriture. Pour Louve, c’est pareil. Quand elle parle avec un animal, un contact s’établit, comme entre le Petit Prince de Saint-Exupéry et son renard. Le reste du temps, Louve n’a pas le choix. Elle tue des animaux pour survivre.
La complexité des mythes vikings ne déconcerte pas Roman Surzhenko ?
Au contraire. Quand je lui envoie une idée, dans les dix minutes, je reçois un mail enthousiaste dans un français digne de Proust. Lui aussi a dévoré une pile de bouquins sur les Vikings, a amoncelé une documentation hallucinante, vit dans le monde des Vikings. Qu’est-ce qu’on s’amuse ! J’ai besoin d’une complicité avec le dessinateur. Je ne crois pas en avoir éprouvé une pareille depuis mes débuts avec Conrad, ou Yslaire au début de Sambre. Impossible de faire du bon boulot sans une certaine complicité entre dessinateur et scénariste. Je ne crois pas au scénario complet qu’on donne à un dessinateur. Même génial, il risque de simplement illustrer l’histoire en passant à côté du sens de certaines choses.
Roman Surzhenko vous apporte-t-il des idées nouvelles ?
Parfois. J’en tiens compte ou pas. Quand c’est génial, évidemment je prends. Quand je ne suis pas convaincu, ou quand l’idée est bonne, mais ne colle pas avec le contexte, je lui explique toujours pourquoi. Cette complicité je l’avais, au niveau scénario, avec Yves Sente. Et je l’ai avec tous les dessinateurs avec qui je travaille. C’est une chance incroyable.

Évidemment, Louve tue et mange des animaux. L’imaginez-vous se nourrir de champignons ?

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Où en êtes-vous, tiens, avec un qui se fait rare, Félix Meynet ?
Notre montagnard savoyard a terminé le tome 2 de Sauvage et en est à la moitié du troisième et dernier. Comme il a parfois de petits moments de fainéantise, Casterman, prudent, attend qu’il soit encore plus avancé pour programmer les deux en 2017.
Avec André Juillard ?
Il a terminé son nouveau Blake et Mortimer, avec Yves Sente, et va donc pouvoir attaquer notre histoire sur la guerre d’Espagne. Un one shot d’une soixantaine de pages sur un pilote russe du côté républicain. Une histoire un peu déchirante, quand on sait que les hommes comme lui, de retour en URSS, étaient récompensés d’une balle dans la nuque.
Avec Olivier Schwartz ?
Nous avons terminé notre nouveau Spirou, annoncé pour janvier, et repartons sur un polar, chez Dupuis, avec un personnage à la Félix, de Maurice Tillieux. Une plongée, au lendemain de la guerre, au Quai des orfèvres en compagnie d’un commissaire arménien. Beaucoup d’Arméniens résistants se sont retrouvés à de bonnes places. L’accointance de certains avec le Milieu les rendait très efficaces. Quand les choses sont revenues à la normale, ils se sont fait éjecter. Ça faisait trop désordre ! Je pars de l’histoire vraie d’un type venu défendre un voyou à son procès. Alors que la majorité des Français restaient planqués chez eux, celui-ci, résistant, avait risqué sa peau, pris des coups. Une bonne occasion d’évoquer l’ambiguïté de la Résistance où tout n’était pas blanc ou noir, les gaullistes d’un côté, les communistes de l’autre. J’ai découvert le monde arménien à travers la copine d’un de mes fils. Leurs rituels, leurs superstitions sont parfois très drôles. Et puis ça changera des traditions juives. Le but est quand même de surprendre le lecteur
Avec Alain Henriet ?
Nous terminons le dernier Dent d’ours avant de passer à autre chose, un scénario prêt depuis belle lurette.

En chantier, un flic arménien avec Schwartz et un bébé appelé Bérézina avec Lacombe…

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Que disiez-vous plus haut sur l’arrêt de séries qui marchent ?
J’étais parti sur un triptyque alors que Dupuis demandait une série. Puis j’ai eu l’idée d’une autre arme secrète d’Hitler que je pouvais mettre en scène, comme Jacobs l’a fait avec l’Espadon. D’où Amerika Bomber. Bien sûr, nous aurions intérêt à continuer puisque cela marche très bien. Mais Alain a envie de dessiner mon autre scénario.
Pourquoi ne pas chercher un autre dessinateur pour cette nouvelle histoire ?
Parce que je veux quelqu’un qui s’intéresse vraiment aux avions. Je n’ai pas envie d’appareils décollant n’importe comment. Henriet se documente, prend les choses à cœur. Après cette histoire, prévue en deux tomes, on verra. Les héros de Dent d’ours ne seront pas morts, on peut leur imaginer une vie après la chute du Reich.
Avec Romain Hugault ?
Nous terminons le dernier Angel Wings en Birmanie puis partirons sur autre chose. Nous gardons Angela pour une autre mission de guerre.
Pas de projets avec de nouveaux dessinateurs ?
Si, un avec Benjamin Lacombe. Après une BD pure et dure sur Léonard de Vinci (Léonard & Salaï), il rêvait de grands dessins. J’ai pensé que la retraite de Russie s’y prêterait bien, les armées, les bivouacs, le passage de la Bérézina… On alternera grands et petits dessins, avec un côté vieillot dans le bon sens du terme, celui qui fait crédible, qui rend bien l’époque décrite. Je suis tombé sur les mémoires d’un maréchal racontant qu’au milieu des troupes en retraite se trouvaient énormément de femmes, cantinières comme des Françaises de Moscou fuyant la ville en feu avec la Grande Armée. Le maréchal raconte, entre autres, l’histoire incroyable de la toute petite fille d’une cantinière adoptée par les grognards de l’empereur. Ils la portaient sur leur dos, la nourrissaient avec du sang de cheval. Ça tombe bien, Benjamin avait envie d’une histoire fantastique avec des vampires ! Là, on imagine le froid, la glace, le sang. Le maréchal raconte que les grognards, sur ordre, brûlent leurs drapeaux pour qu’ils ne tombent pas aux mains des cosaques. Dans ce moment tragique, la gamine sautille de joie devant le feu. Une scène sauvage à laquelle elle donne un côté païen. Elle s’appellera évidemment Bérézina. Comme notre histoire. Nous allons bien nous amuser !

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 95 – août-septembre 2016.

LouveLouve #6,
La Reine des Alfes noirs,
Roman Surzhenko, Yann,
Le Lombard,
46 planches,
12 €,
23 septembre.

ThorgalThorgal #35,
Le Feu écarlate,
Grzegorz Rosinski, Xavier Dorison,
Le Lombard,
51 planches,
12 €,
10 novembre.