Après La Bataille, triptyque signé du dessinateur Ivan Gil et du scénariste Frédéric Richaud, adapté du roman éponyme de Patrick Rambaud (Goncourt 1997)*, voici Bérézina, triptyque inspiré du roman Il neigeait, signé des mêmes auteurs. Suite du dossier de dix pages consacré, dans Casemate 90, à cette tragique campagne de Russie napoléonienne de 1812.

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Avez-vous parfois aménagé la réalité historique ?
RichaudFrédéric Richaud : Tout en essayant de rester le plus rigoureux possible, nous avons parfois pris quelques raccourcis. Par exemple, le lendemain de l’incendie, le 16 septembre au matin, on aperçoit Napoléon découvrant, en robe de chambre, l’incendie de Moscou. En réalité, il est réveillé dès quatre heures du matin par ses aides de camp qui lui demande de venir voir. Désirant montrer surtout la psychologie du personnage à ce moment plutôt que la réalité stricte de l’évènement, le voir ne prenant pas le temps de s’habiller renforce le sentiment d’incrédulité qu’il ressent devant Moscou en feu. Il se refuse de voir la réalité. Comment « son frère », le tsar Alexandre Ier pourrait-il brûler sa ville ?
Tsar que vous ne montrez pas.
Comme Patrick Rambaud qui jamais ne le met en scène dans son roman. Alexandre est l’arlésienne de l’histoire. Il reste l’ennemi invisible qui va mener la Grande Armée à sa perte. De même, on ne voit pratiquement jamais les Cosaques. À peine de loin, plus tard. Leur menace plane, sans grands affrontements directs avant la débâcle finale.
Alexandre est-il vraiment à l’origine de l’incendie ?
Certains ont dit que le véritable décideur fut Rostopchine, gouverneur de la ville. D’autres estiment que les Français ont pu mettre le feu par inadvertance. Et Moscou étant une ville principalement construite en bois de sapin… En fait, les premiers incendies apparaissent le 14 septembre au soir de l’arrivée des troupes coalisées. Ils sont vite maîtrisés. Personne n’y fait attention. Les grands foyers apparaissent le lendemain. Ce qui est sûr, c’est qu’Alexandre déclara plus tard que cet incendie avait éclairé son âme. Qu’il fut pour lui une sorte de révélation divine, et qu’à partir de ce moment, Dieu était avec lui dans sa lutte contre « le mal ». Napoléon, évidemment.

Alexandre est l’arlésienne, l’ennemi invisible qui va mener notre Grande Armée à sa perte

Un personnage féminin finira d’une façon épouvantable. Montrerez-vous cette scène ?
Elle m’a posé question. Déjà terrible à la lecture, cet épisode risquait d’apparaître encore plus atroce en images. Estimant que je manquais déjà de place, que je devais m’estimer heureux d’avoir obtenu de l’éditeur, après bataille, quelques planches de plus, je n’ai pas sauvé ce personnage qui mourra sans qu’on voie comment.
Quels personnages secondaires sont-ils authentiques ?
Aucun, sauf évidemment Henri Beyle, plus connu sous le nom de Stendhal, qu’on voyait déjà dans La Bataille. Cependant, vu la vie artistique très développée alors dans Moscou, il est fort probable qu’une troupe théâtrale française s’y produisait.
Rentré à Paris, Napoléon semble davantage traumatisé par l’affaire Malet que par les centaines de milliers de morts qu’il a laissés derrière lui.
On peut effectivement prendre cela pour du cynisme absolu. En fait, la tentative vite avortée d’un coup d’État lancé par un dérangé, le général Malet, lui jette en plein visage la fragilité de son pouvoir. Personne n’a pensé à mettre en avant son fils, son successeur proclamé, l’Aiglon ! Lorsqu’il apprend l’affaire, Napoléon n’a plus qu’une idée : rentrer à Paris à marche forcée pour sauver ce qui peut l’être. Et lever de nouvelles troupes !

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 90 – mars 2016.

* Contacté par Casemate, le romancier Patrick Rambaud a, fort aimablement, décliné nos demandes d’interviews, déclarant aimer la bande dessinée, mais ajoutant que, par principe, il ne parlait jamais des « produits dérivés » tirés de ses œuvres.

BerezinaBérézina #1/3,
Ivan Gil, Frédéric Richaud,
d’après Il neigeait, roman de Patrick Rambaud,
Dupuis,
15,50 €,
11 mars.


La leçon espagnole

La Bataille, Bérézina, même combat ?
GilIvan Gil : À peu près. J’étais familiarisé avec les costumes, les uniformes français. Me restait à m’habituer aux costumes russes. La recherche de documentation la plus importante porta sur les campagnes russes et surtout le Moscou de 1812, avant l’incendie. Si dans notre triptyque précédent, le personnage est la bataille d’Essling elle-même, ici c’est l’empire russe, la terre russe, la steppe russe. Moscou, cette merveille de conte de fées, finit en cendres. Quel terrible gâchis.
Existe-t-il beaucoup de documents sur elle à cette époque ?
Au début, j’ai eu très peur. Et puis, en surfant sur les sites russes, grandement aidé par ma femme ukrainienne, j’ai découvert énormément de documentation, de très jolis tableaux et gravures sur Moscou avant l’incendie.
Donc tout ce que l’on voit a existé ?
Cette aventure historique étant aussi un hommage à la ville détruite, j’ai essayé d’être aussi fidèle que possible. Avec cependant quelques aménagements. Par exemple, à l’époque, beaucoup de ponts étaient couverts. Mais en les dessinant ainsi je me suis rendu compte que cela nuisait à la composition, qu’on ne rendait plus guère compte de la profondeur de champ, de la perspective. J’ai donc dessiné des ponts à ciel ouvert.

Moscou, cette cité, merveille de conte de fées, finit en cendres. Quel gâchis !

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Quels personnages de La Bataille, à part l’empereur français, retrouve-t-on ici ?
Principalement Berthier et Stendhal. Anecdotiquement, j’ai inclus le colonel Lejeune dans les plans secondaires de quelques images et au début de l’album quand il fait partie de la campagne.
Quels sentiments Gil l’Espagnol ressent-il à vivre ainsi depuis des années avec Napoléon ?
Sept à ce jour ! Du coup, j’ai abandonné tout préjugé ou parti-pris espagnol ou français. D’ailleurs, aujourd’hui, en Espagne, nous ne sommes pas trop anti-Napoléon. On s’est remis de son occupation, de la guerre livrée dans notre pays. Sans doute parce que finalement « on a gagné » ! À l’opposé, on observe bien davantage de réinterprétations historiques et de débats sur les pirates britanniques et les guerres contre les Anglais des années 1600. Sans doute, parce qu’alors « on a perdu » !
Une lettre du tsar, découverte lors de mes recherches, m’a donné à réfléchir. Il y écrit que ce sont les Espagnols qui l’ont mené sur le chemin de la guerre en Russie. Que les Espagnols lui ont appris qu’un peuple doit savoir perdre des batailles pour finir victorieux. Donc, on peut en déduire que les deux principales erreurs stratégiques de Napoléon, la guerre en Russie et la guerre en Espagne, sont finalement liées !

JPF