D’une jolie fille prenant son bain à des barbus tout en noir distribuant des gâteries aux soldats veillant sur les écoles, Joann Sfar revient avec deux ouvrages parlant de peinture, de beauté, de religion, de conneries… Suite et fin de l’interview publiée, en cahier central, dans Casemate 81.
D’où vient votre amour pour la mode, les mannequins ? (voir Casemate 81)
Joann Sfar : J’ai des amis dans ce milieu. Lorsque je travaille sur un film, ce qui m’amuse le plus est d’être avec les costumières. Je viens d’en terminer un, la Dame dans l’auto, qui se déroule dans les années soixante-dix. Nous avons donc travaillé sur les costumes aussi bien des filles que des garçons. Passionnant et marrant. Un dessinateur adore forcément mettre son dessin au service de quelque chose qui bouge, qui vit.
Une énième campagne dénonce l’anorexie de certains modèles qui serait encouragée par certains créateurs.
Plein de canons physiques différents ont droit de séjour à notre époque. Le magazine Vogue a même mis en avant des mannequins très rondes, beaucoup plus rondes que les beautés des années cinquante-soixante. Lors du défilé dont je parle dans Si Dieu existe*, j’ai apprécié un casting pas caricatural du tout. Avec des filles de toutes tailles et de tous genres. Maintenant, chaque créateur veut coller à sa collection une griffe, une image particulière. Et, c’est vrai, certains prennent plaisir à faire défiler des squelettes.
Et au cinéma ?
Il me semble qu’on y recherche surtout des filles qui ont du caractère. Et pas des nanas genre squelette. Je suis impressionné par toutes ces filles, jolies, mais ne sortant pas toutes du même moule comme ce fut le cas à une autre époque.
Vous parlez de la religion bouée de secours, et racontez, paradoxalement, avoir perdu la foi presque au moment de votre séparation…
Je ne crois pas en Dieu, mais en une bonne étoile. J’imaginais que ma mère, morte quand j’étais gamin, me surveillait toujours et faisait en sorte que tout se passe bien pour moi. Et puis, je m’en suis tellement pris dans la gueule cette année que j’ai compris que je suis vraiment seul. Qu’il fallait que je me débrouille seul. Me reste la foi en notre système, la façon dont on vit ensemble. Je crois que cela a un sens, rime à quelque chose. Mais, sans jeu de mots, alors que tant de gens se réfugient dans la religion, je pense que notre société est en pleine crise de foi.
Chacun a le droit de faire des blagues sur les camps de concentration, mais, en revanche…
Il n’y a pas d’amour heureux chantait Brassens…
Je sors beaucoup, j’écoute beaucoup de gens. J’en rencontre de nombreux chez qui le ressort amoureux est un peu brisé. Amoureux plusieurs fois, ils cherchent ensuite à se mettre avec quelqu’un de manière pragmatique. Mais, n’étant pas vraiment amoureux, n’en ont finalement pas très envie.
Divorce, contraception, préservatif, quelle est la position de la religion juive ?
C’est la plus ouverte dans tous ces domaines. Une femme juive a le droit de demander le divorce si elle n’est pas satisfaite sexuellement. Aujourd’hui, il y a une épidémie de divorces chez les juifs très religieux, avec barbe et tout. Même dans ces milieux-là, les filles sont beaucoup plus libres depuis une vingtaine d’années. Souvent mariées très jeunes à des garçons présentés par leurs familles, elles se rendent compte qu’elles ne sont pas heureuses et divorcent. Ce qui déstabilise énormément leur milieu.
Lancez-vous vraiment un concours de blagues juives ?
C’est une connerie qui répond à une autre connerie. En Iran, un mouvement ultraconservateur a lancé l’idée : « Puisque les Occidentaux se moquent du prophète, moquons-nous de la Shoah. » Quel contresens ! Chez nous, rien n’interdit de se moquer de la Shoah ! Chacun a le droit de faire des blagues sur les camps de concentration. En revanche, il est interdit de dire qu’ils n’ont pas existé. Là on peut être poursuivi pour mensonge.
Pareil pour Dieu ?
Il ne faut simplement pas confondre l’idée et la personne. Que je sache, Dieu est une idée. On a le droit de taper sur Dieu, on n’a pas le droit de taper sur les Arabes. En tout cas, il faut faire attention à la manière dont on le fait.
Voir des Loubavitchs barbus, tout en noir, offrir des gâteaux aux soldats est touchant et rigolo
Comparer les juifs à des canaris, jaunes comme une certaine étoile, est-ce raisonnable ?
Les canaris dans les mines prévenaient les mineurs de l’apparition d’un gaz mortel. Je trouve que la situation des juifs en France est symptomatique de l’état de notre pays. Aujourd’hui, les juifs émigrent et la France ne va pas bien.
Vous censurez-vous parfois ?
Jamais. Et j’aime employer un vocabulaire provocant. Les politesses de langage ne font pas progresser l’amour entre les gens. Il faut être très libre dans son vocabulaire, ne pas avoir peur d’être provocant dans les conneries qu’on raconte. Par contre, il faut avoir le cœur pur. Chacun sait bien au fond de soi s’il est raciste ou pas. Et chacun perçoit si untel ou untel est raciste. On sent quand il y a de la haine dans ce que dit ou écrit telle personne. J’espère que l’on comprend qu’il n’y a rien de tout ça chez moi, que je fais le clown.
En plus, mon dessin un peu gentil arrondit les angles. Ce qui ne m’empêche pas d’adorer les dessinateurs au trait plus méchant. Vuillemin et Reiser font partie de mes dessinateurs préférés. J’adorais aussi Charb, tous ceux qui font ou ont fait des choses dont je me sens incapable.
Les cathos seraient-ils vraiment plus fidèles et moins obsédés sexuels que les juifs ?
Ce n’est pas moi qui le dis, mais une copine juive sépharade. Folle de joie, parce qu’elle est depuis un an avec un catholique qu’elle trouve extraordinaire. Fidèle, gentil, il ne la fait pas pleurer. Pour la première fois de sa vie, elle est heureuse avec un garçon.
Vous allez encore vous faire des copains…
Évidemment, je reprends ses propos parce qu’ils sont choquants à prononcer, mais en même temps je comprends ce qu’elle raconte. Sans doute a-t-elle eu la chance de tomber sur un garçon paisible. Si tous les catholiques étaient adorables et fidèles, ça se saurait !
Vous montrez des religieux barbus, tout en noir, se disant dispensateurs de joie. Qui sont-ils ?
Des Loubavitchs. Pour ces juifs, le centre de leur monde n’est pas Israël, mais Brooklyn. Et, avant Brooklyn, l’Europe de l’Est. Ils n’ont pas du tout envie de partir pour Israël, se sentent au moins aussi Français que tous les autres Français. Et estiment qu’ils sont sur Terre pour que nous allions bien. Ils s’imaginent, et c’est assez joli, qu’en chantant quelques chansons, tout le monde va être heureux. D’accord, le monde est sans doute un tout petit peu plus complexe. Mais je les ai vus distribuer des gâteaux aux militaires veillant sur les écoles juives, militaires qui s’inquiétaient de prendre trois kilos par semaine par leur faute. C’était touchant et rigolo.
Ils ne sont pas forcément très aimés par les autres juifs qui les considèrent comme une secte. Ce qu’ils sont d’ailleurs. Toute leur philosophie vient du XVIIIe siècle, de l’idée, reprise par Nietzsche, que le savoir se fait dans la joie. Que la danse est importante. Que la bouffe est importante. Pas du tout rigoristes, ils sont à la recherche de l’extase, sans passer leur temps à énoncer des interdits. J’aime bien leur côté illuminé et tolérant.
Exemple ?
Ma copine qui a épousé un catholique va parfois passer son shabbat chez des Loubavitchs. Je lui ai demandé si son mariage avec un chrétien ne les avait pas dérangés. « Pas du tout, m’a-t-elle répondu. Ils l’adorent. Et estiment qu’il est tellement bien qu’il doit être juif sans le savoir ! »
Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 81 – mai 2015.
* Le carnet de Joann Sfar est publié au jour le jour sur huffingtonpost.fr/joann-sfar
Les Carnets de Joann Sfar,
Si Dieu existe,
Delcourt,
16,95 €,
27 mai.
Je l’appelle monsieur Bonnard
Joann Sfar,
Hazan,
15 €,
dispo.
En attendant Bonnard…
Sfar ayant réalisé bien plus de peintures en hommage à Bonnard que ne lui en avait demandé Orsay (Casemate 81), le musée a donc proposé qu’un certain nombre de ses œuvres soient présentées dans un livre. Pour l’occasion, l’auteur du Chat du Rabbin a imaginé une historiette qui sert de fil conducteur à Je l’appelle monsieur Bonnard. Une jolie modèle attend la venue du peintre en rêvant aux poses qu’il lui fera prendre. Son histoire, en aquarelles légères, tranche avec les tableaux aux huiles parfois lourdes, dont les deux éléments sont une baignoire et une jolie femme nue.