Éditeur de beaux livres consacrés à de Crécy et Mattotti, plongé dans un projet d’art à Paris (Casemate 89), Michel-Edouard Leclerc explique pour Casemate.fr pourquoi la capitale reste interdite à ses magasins, comment le Net peut être son cheval de Troie, quitte à demander aux acheteurs, de BD entre autres, d’aller retirer leurs achats dans les parkings, par exemple…

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Vous êtes le deuxième distributeur de livres et BD en France. Pourquoi n’y a-t-il aucun Espace Culturel E. Leclerc à Paris ?
MELMichel-Edouard Leclerc : L’enseigne E. Leclerc est apposée sur des magasins indépendants dont les propriétaires se fédèrent en une association – que je préside – et en une coopérative qui gère l’ensemble des moyens : achats, publicité, informatique… Or, à Paris, le coût d’une surface type FNAC Montparnasse est quasi inaccessible pour un commerçant indépendant. Nos adhérents ont longtemps essayé de s’y implanter, avant de renoncer devant le coût.
Les quatre hyper FNAC de Paris n’ont pas d’équivalent en province. Les Leclerc de Nantes, Pau ou autres villes de province ont des chiffres d’affaires supérieurs, vendent plus de livres que certaines des FNAC régionales. N’empêche, en chiffres d’affaires cumulés, grâce à ses navires amiraux dans les grandes villes, la FNAC reste leader.
Déclarer forfait ne vous ressemble pas trop.
L’Internet nous permettra d’accéder au public des grandes villes où nous ne pouvons nous implanter physiquement. Plusieurs sites Leclerc vendent déjà du multimédia et offrent nombre d’autres services. Mais ils ont jusqu’ici été conçus pour des ventes occasionnelles d’appoint. Une vision un peu passéiste. Nous voulions en être, sans savoir vraiment comment faire. Dès cette année, une nouvelle équipe prendra en main l’Internet Leclerc. Composée de quadras et de jeunes professionnels nés avec ce média, elle va reprendre l’ensemble du portail, des sites pour les rendre d’abord vendeurs et non plus seulement publicitaires.
Entrer dans Paris par le Net ?
C’est l’objectif de Leclerc.com. Nous avons fait, en 2015, un CA de 2,5 milliards d’euros réalisé à partir de commandes sur le Net livrées par des sites pure player, et surtout par des drives. Mais à Paris, même les drives piétons ont un coût élevé. Il nous faudra donc arbitrer entre le développement de drives dans Paris et la livraison à domicile, dans des coffres d’immeuble ou dans des coffres installés dans une gare, un parking par exemple, où chacun pourra récupérer sa commande.
Les jeux ne sont-ils pas faits en faveur des nouveaux géants ?
Non. En 2015, les internautes ont, dans le cadre d’un classement réalisé par la FEVAD, primé la qualité du site E.Leclerc Drive parmi tous les sites marchands français. On voit actuellement revenir dans le groupe de tête de l’économie numérique des enseignes dites de la vieille économie, un peu trop tôt poussées par les commentateurs vers le cimetière. C’est le cas d’Ikea, de la FNAC dont les ventes de Fnac.com tirent la croissance, de Darty… Après une valse hésitation, ces enseignes, comme la nôtre, réussissent à piloter une distribution à la fois dans des magasins, dans des points relais, ou livrés à domicile.

… ou dans des coffres d’immeubles, de gares. On y récupérerait sa commande

Au final, cela ne mettra-t-il pas vos Espaces Culturels en péril ?
Un livre n’est pas un bifteck. On a besoin du second. On doit avoir envie du premier. Et d’abord savoir qu’il existe. Il faut donc mettre les livres en scène, les théâtraliser. C’est pourquoi, en dépit des cassandres qui prévoyaient la fin de la librairie et de l’économie physique du livre, nous continuons d’investir dans les Espaces Culturels. Il en existe 225. Nous prévoyons une dizaine d’ouvertures supplémentaires par an. Leur croissance est aujourd’hui à deux chiffres pour les livres.
Et la BD dans tout ça ?
Le livre représente 50 % du CA de ces Espaces. 30 % de ce CA est dû au livre jeunesse, et un peu moins de 18 % vient de la bande dessinée.
De l’Astérix et des Légendaires ?
Précisons : Les hypers E. Leclerc proposent surtout les grands classiques de la bande dessinée, même si les libraires de ces grandes surfaces ouvrent leurs rayons à d’autres secteurs comme la BD d’auteur. Mais c’est surtout dans les Espaces Culturels, magasins indépendants des hypers, même s’ils en sont souvent proches, que les nouveaux auteurs, ceux de l’après-L’Association ou l’après-Requins Marteaux, trouvent leurs débouchés.
D’où viennent vos libraires ?
Des écoles forment à ce métier. Certains quittent une librairie pour un de nos Espaces culturels, un Cultura ou une FNAC. Mais, beaucoup de librairies ferment ou ne forment plus – faute de moyens disent-ils –, en tout cas faute d’un esprit de compagnonnage. Donc beaucoup sont formés chez nous, en partenariat avec des centres de formation agréés.
Que leur demandez-vous ?
Moins de connaître toute l’histoire de la bande dessinée, d’avoir tout lu, qu’une bonne connaissance des produits, des techniques et modes de diffusion du livre, mais aussi de la gestion, de la relation avec le lecteur.

Il n’y a qu’à Angoulême qu’on nous reprochait de vendre des livres comme des petits pois

On ne vend plus les livres comme des petits pois ?
Non, et depuis bien longtemps. Il n’y a guère qu’à Angoulême qu’on nous objectait cet argument. Par inculture ou méconnaissance du rôle qu’on pouvait jouer. Voilà plus de quinze ans que les éditeurs et les auteurs se précipitent aux manifestations des Espaces Culturels. En province, la librairie, c’est Leclerc ou Cultura. Nos Espaces jouent aujourd’hui le rôle que jouaient les FNAC il y a quinze ans ou le grand libraire il y a trente ans. Avec le même nombre de références.
Pour le libraire indépendant, est-ce la trappe à plus ou moins longue échéance ?
Les survivants sont ceux qui ont su se mettre en réseau comme Canal BD. Et qui ne se retranchent pas seulement derrière le statut ou la prétendue noblesse d’un métier. Les libraires des Espaces Culturels ou de Canal BD sont des pros, des experts qui savent conseiller. Et qui vont chercher l’info qu’ils n’ont pas. Sans l’arrogance du libraire qui n’aimait pas qu’on rappelle qu’un libraire est aussi un commerçant. Ces survivants ont tiré la leçon de la disparition des disquaires.
J’ai fait mes premiers stages de salarié dans un centre E. Leclerc de Brest où j’ai créé un rayon disques. Impossible de discuter avec mes concurrents, les disquaires spécialisés. Ils étalaient leur science du rock, mais ne voulaient pas voir un ordinateur ou le moindre CD. Ils ne croyaient pas plus au DVD qu’à la numérisation… Ils pensaient que le public les sauverait – tout comme un certain nombre de libraires. Aujourd’hui, ce n’est pas le statut qui fait la différence, mais la qualité d’offre et de service, fut-elle en grande distribution.
Toujours opposé au prix unique du livre ? N’a-t-il pas sauvé nombre de librairies ?
La loi Lang date de 1981… Aujourd’hui, le débat porte sur le prix du livre numérique. Sur la fiscalité différente que supportent, d’une part, des libraires comme Amazon, et d’autre part nos Espaces Culturels, Cultura ou Mollat. Les politiques le reconnaissent, mais ne font rien. Au contraire, on continue à surtaxer la vieille économie. Il y a contradiction entre le constat et la politique économique.

Une taxe touchera les belles librairies, mais pas les ventes sur Internet !

Exemple ?
Le Parlement a voté en décembre la taxation des grands magasins parisiens sur leur surface au sol – ce qui est déjà le cas pour les hypermarchés français. De belles librairies comme celles du Bon Marché ou du BHV vont être surtaxées au m2, alors que cette disposition ne concernera pas les flux sur Internet. C’est incroyable ! Il est contradictoire de vouloir défendre la librairie française, l’offre physique et en même temps d’assommer les libraires de charges que ne supporte pas l’économie numérique.
Deuxième contradiction : en se numérisant, le livre coûte moitié moins cher à produire et pratiquement rien à reproduire. D’où l’émergence d’une économie à moindre coût sur le numérique qui a pris 20 % du marché aux États-Unis. Ce n’est pas Leclerc qui conteste le prix unique, mais bien le marché qui, créant une forme de distribution dématérialisée, le remet en cause ou plus exactement nécessite que l’on redéfinisse l’économie de la filière livre.
Les planches sur papier sont-elles condamnées à disparaître ?
Un certain nombre d’auteurs, ayant cru à la numérisation, ont arrêté de dessiner sur papier. Malgré l’engouement de la décennie passée, les dessinateurs sur blog n’ont pas fait florès, et, surtout, n’ont pu vivre de leur blog sauf à en éditer des versions imprimées. L’avenir de la BD, entre livre dématérialisé et livre physique, me paraît relativement assuré (j’espère !).
Quel conseil donnerait le collectionneur que vous êtes à un acheteur novice ?
Ne pas acheter cher et uniquement des œuvres qu’on aime. Une planche doit vous parler au premier regard, mais on doit garder de la distance par rapport à l’acte d’achat. Évaluer le prix en fonction de son engouement, de son plaisir ou de son intérêt. Le marché de l’art devient un concours de quéquette entre nouveaux riches pour savoir qui mettra le plus sur la table. C’est un peu pareil pour la bande dessinée. La cote marchande, en galerie ou dans les maisons de vente, permet des mises en lumière d’artistes. Mais l’argent n’est pas toujours la clé du bon goût ! Des artistes aussi différents qu’un Francis Masse, un Muñoz ou un F’Murrr sont des génies que le marché n’a pas su valoriser.

Propos recueillis par Frédéric VIDAL
Supplément gratuit de Casemate 89 – février 2016.

CrecyNicolas de Crécy,
MEL Publisher,
49 €,
3 février.

 

• Exposition Nicolas de Crécy
de mars à septembre 2016
au Quartier, Centre d’Art Contemporain
de Quimper (29),
détails à venir sur www.le-quartier.net

• Exposition Lorenzo Mattotti
Jusqu’au 6 mars, à Landerneau (29)
À découvrir au Fonds Hélène et Édouard Leclerc
pour la Culture, fonds-culturel-leclerc.fr