Tolérance zéro, harcèlement sexuel, misère de la Justice, déménagement du Palais de justice loin de l’île de la Cité, affaires de presse, clients de mauvais poil ou gaffeurs… suite de l’interview de Richard Malka (défenseur de Charlie Hebdo et scénariste de BD) parue dans Casemate 76, à l’occasion de la sortie de La Vie de Palais.

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Combien d’épisodes de la vie de Jessica sont-ils vécus ?
MallaRichard Malka : Le machisme dans la profession, les rapports entre une jeune collaboratrice et son patron, les horaires, les réactions des clients… les deux tiers sont inspirés d’expériences vécues. Lorsqu’un magazine juridique m’a proposé de réaliser une page BD sur la profession d’avocat, j’avais à l’époque une collaboratrice à mi-temps. Je me suis souvent inspiré de ses souvenirs. J’essaie de traiter de sujets sérieux, la détention, les peines planchers, le secret professionnel, la présomption d’innocence sur un ton léger. Et en essayant d’y mettre de la réflexion.
Avoir le droit de mentir doit être parfois bien agréable !
Le client et l’avocat ont ce droit, mais il faut le faire intelligemment, sinon la partie adverse vous étrille et vous perdez toute crédibilité. Notre obligation est de défendre notre client. Pas la vérité. D’ailleurs elle n’existe pas, sauf dans une société stalinienne. Et le doute doit profiter à l’accusé. Il vaut toujours mieux laisser un coupable dehors que prendre le risque de condamner un innocent.
La dix-septième chambre, votre domaine, traite des affaires de presse. On pensait que c’était surtout le tribunal de Nanterre ?
De nombreuses affaires d’atteinte à la vie privée se plaident à Nanterre tout simplement parce que ses juges ont la réputation d’être plus généreux, en termes de dommages et intérêts, que le tribunal de Paris. Les personnes se jugeant diffamées dans des publications nationales peuvent porter plainte partout en France. Elles choisissent donc Nanterre. En revanche, tout ce qui relève de la loi de 1881 sur les délits de presse, la diffamation, les injures, l’incitation à la haine relève de la dix-septième chambre du tribunal de Paris. Ma maison.

Faire un câlin à un (une) collègue dans sa boîte devient horriblement compliqué

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Aux États-Unis, se faire la bise avec main sur l’épaule est donc du harcèlement sexuel ?
Oui. Ce délit, puni en France de deux ans de prison et de 30 000 euros d’amende, est la bête noire des responsables des ressources humaines qui s’inspirent de plus en plus du modèle américain. On arrive à des situations complètement folles. Un homme et une femme ne doivent plus se retrouver seuls dans un ascenseur ou un bureau. Il faut une troisième personne qui servira au besoin de témoin.
Et si vous tombez amoureux d’un confrère ou d’une consœur ?
Ce qui est fréquent, l’entreprise étant le premier lieu de rencontre. Beaucoup font signer dans ce cas des tas de papiers aux amoureux, de manière à dégager leur responsabilité au cas où, un jour, un des deux porterait plainte. Résultat, faire un câlin à quelqu’un dans sa boîte devient horriblement compliqué. Même dans notre société latine, la vertu gagne du terrain.
Exemple ?
Le grand bouleversement de libéralisation de l’après-Mai 68 a touché aussi le monde judiciaire. Il fut ainsi possible d’ouvrir des sex-shops. En 2012, j’ai perdu le procès mené contre, non pas un sex-shop, mais un love-store parisien, boutique hyperbranchée tenues par des femmes où l’on pouvait acheter des sex-toys pour la Saint-Valentin. Motif : une loi nouvelle – une de plus – interdit la vente d’objets pornographiques à moins de 200 mètres d’un établissement d’enseignement. Or, à Paris, aucun endroit ne répond à ce critère. La loi revient donc à interdire la vente de sex-toys dans la capitale.
Le sex-toy géant de Paul McCarthy n’a pas fait long feu place Vendôme…
L’artiste n’a pas porté plainte, dommage, cela aurait donné un procès intéressant. Au nom de la protection de l’enfance, on restreint nos libertés. Le mal est souvent dans l’œil de celui qui regarde et dénonce. C’est le signe d’une société qui ne va pas bien, se raidit, se sclérose. On l’a vu lors du débat sur la prostitution. Une société qui n’a plus confiance en elle interdit pour se rassurer.

Il est toujours plus facile de parler aux peurs des gens qu’à leur intelligence…

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Vous évoquez un taux de récidive de 6 %. Un chiffre en évolution ?
C’est le chiffre le plus récent. Il reste à peu près constant.
6 %, n’est-ce pas le prix à payer pour 94 % de non-récidive ?
Dire cela, c’est laisser parler la raison. Mais c’est un discours très compliqué à tenir. Comment voulez-vous qu’il soit compris par les parents d’une victime ? On a toujours envie de tuer l’assassin de son enfant, ou de foutre en prison jusqu’à la fin des temps celui qui vous a agressé. Là, on n’est plus dans la justice, mais dans la vengeance. Le rôle de la justice est l’intérêt de la société. On ne peut multiplier par dix le nombre de prisons et transformer en bête sauvage tous primodélinquants. L’intérêt de la société est d’abord que des gens qui ont pris des chemins de traverse reviennent dans le droit chemin. Le discours de l’intelligence peut être entendu dans une société apaisée et évoluée. Mais difficile à tenir dans une époque ouverte à tous les populismes. Il est toujours plus facile de parler aux peurs des gens qu’à leur intelligence.
Peurs qui reposent souvent sur des faits réels ?
Bien sûr, il faut les entendre et non les nier. La violence existe, il faut la traiter. Mais pas en annonçant une nouvelle loi à chaque fait divers hors du commun. Lois jamais appliquées, parce que, avant que les décrets d’application ne soient votés, de nouvelles arrivent !
Où en est cette tolérance zéro aux États-Unis, que certains réclamaient en France ?
Son principe est simple : une longue peine d’emprisonnement au troisième délit, fût-il un vol de pizza. Les Américains en reviennent. Des gens vont toujours assassiner des gamins dans les écoles. On ne combat pas la violence par la violence. Or cette mesure est une violence. Ce qui n’est pas juste n’est pas accepté.
Quid de la loi permettant, en France, de garder un détenu en fin de peine s’il est encore estimé dangereux ?
Le Conseil constitutionnel a restreint cette loi qui ne peut s’appliquer aux personnes déjà condamnées. Les premiers cas se poseront en 2018. De nombreuses voix, dans les milieux judiciaires ou autres, demandent son abrogation. Dans l’opposition, les socialistes avaient pris l’engagement de la supprimer. Ils ne l’ont pas fait. Ce n’est pas dans l’air du temps.
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Êtes-vous foncièrement contre ?

Je veux bien qu’un délinquant estimé encore dangereux à la fin de sa peine ne soit pas relâché dans la nature. À la condition que cela marche dans l’autre sens. Et qu’un détenu jugé non dangereux soit libéré avant la fin de sa peine. Or c’est impossible avec les peines planchers.
On ne parle plus beaucoup de prisons trois étoiles.
L’idée que les prisonniers doivent avoir un sort moins enviable que le plus pauvre des citoyens libres est très ancrée dans la société. La prison est faite pour sanctionner, mais aussi préparer à la sortie. Sinon la société n’y trouve pas son compte.
Dans le cas de clients insolvables, qui paie ?
L’État, mais c’est misérable. 38 euros pour une audience au tribunal de police. À l’heure, moins qu’une femme de ménage. Défendre un gamin pendant une instruction puis devant le juge des enfants est rémunéré 138 euros. Défendre un client devant le juge de la détention pour qu’il n’aille pas en prison, 46 euros… On trouve toujours un avocat pour le faire, c’est une de nos traditions. Mais le système touche à ses limites. Il y a longtemps, porter la robe était une profession de bourgeois, un avocat ne pouvait même pas demander d’honoraires, on lui donnait ce qu’on voulait. Cela jusqu’au XVIe siècle, me semble-t-il.
Est-il normal qu’un avocat travaillant dans un cabinet ait une clientèle privée, comme les médecins des hôpitaux ?
C’est même obligatoire. Nous ne sommes pas salariés. Un avocat débutant travaille pour un patron, ne reçoit pas de salaire, mais des rétrocessions d’honoraires sur les affaires auxquelles il collabore. Cela implique qu’il faut lui laisser la possibilité de se construire une clientèle personnelle. Et cela dès le premier jour.
N’y a-t-il pas d’avocats salariés ?
Une minorité. Ceux-là n’ont pas le droit d’avoir de clientèle personnelle. J’ai eu la chance de démarrer dans le cabinet prestigieux de Georges Kiejman. À ses côtés, j’ai été initié au tout-terrain : les comparutions immédiates, les gardes à vue, les permanences téléphoniques, l’aide judiciaire, etc.

Une dame convaincue par un démarcheur beau parleur d’acheter trois tonnes de patates

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Les permanences téléphoniques ?
Assurées par de jeunes avocats. De 20 heures à minuit, ils vont à tour de rôle à la Maison de l’avocat où des gens appellent et sont renseignés gratuitement. À l’époque, nous étions payés quelques centaines de francs, mais le barreau nous offrait le dîner. On y entend des choses incroyables. Je me souviens d’une dame désespérée, victime d’un démarcheur à domicile. Ce beau parleur l’avait convaincue qu’acheter trois tonnes de pommes de terre était une superbe affaire. La pauvre avait signé et flippait totalement à l’idée d’avoir à annoncer la nouvelle à son mari lorsqu’il allait rentrer…
Quel était alors votre rythme de travail ?
Les cinq premières années, douze heures par jour, week-ends compris.
Est-ce un métier varié ?
Bien sûr, on peut l’exercer de mille manières différentes. Vous pouvez traiter de fusions-acquisitions dans un cabinet anglo-saxon, comme Jessica dans la seconde partie de La Vie de Palais. Ou du droit du travail, de divorces, du pénal… Ce ne sont pas les mêmes métiers. Certains avocats ne plaideront jamais de toute leur vie, n’enfileront jamais leur robe.
A-t-il existé des joutes fratricides, ou un père plaidant contre son fils par exemple ?
Aucun texte ne l’interdit, mais je n’en ai pas connu. En revanche, je sais qu’il me serait impossible de plaider contre mon père spirituel, Georges Kiejman !

Certains, d’un niveau élevé, n’arrivent pas à comprendre qu’on puisse les juger, eux

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Le palais de Justice va quitter l’île de la Cité pour une tour Bouygues des Batignolles. Heureux ?
Cela me brise le cœur. Le palais de Justice au cœur de Paris est un symbole. La reléguer aux portes de la capitale est un autre symbole. On nous envoie dans une tour de verre sans histoire, dont les murs ne seront pas irrigués par Hugo, Balzac et des milliers de procès. Pour rien, si ce n’est le profit de la maison Bouygues.
Le palais n’était-il pas devenu trop petit, mal adapté ?
Ce chantier, qui va engloutir une fortune du budget de la Justice pendant des années, a été conçu alors qu’Internet et le télétravail n’existaient quasiment pas, où les besoins de place étaient effectivement plus grands qu’aujourd’hui. Au pire, le ministère aurait pu s’agrandir dans les locaux de l’Hôtel-Dieu, de l’autre côté du trottoir, qui lui aussi déménage. Mais non, il fallait construire une tour pour faire travailler les promoteurs.
Un exemple de plus de la technologie aberrante, de la gabegie des finances publiques, de la négation de la culture et de l’histoire. Peut-être ai-je l’air d’un vieux con réac en disant cela, mais ça m’est égal tant cela me fait mal au cœur. Je défendrai « mon » palais de Justice jusqu’au bout !
Belle plaidoirie ! Plus rigolo, il paraît que des clients, qui ont pourtant gagné leurs procès, vous engueulent quand même ?
Le client est en général ingrat. Souvent, à leurs yeux, on ne gagne jamais assez. Ce qui vous laisse parfois totalement dépité. Je me souviens d’un procès civil pas gagné d’avance pourtant. À la sortie, après notre victoire, j’étais tout sourire alors que ma cliente affichait une mine patibulaire. Je n’avais pas fait condamner la partie adverse à lui rembourser ses frais d’avocat… Un grand principe de ce métier est que le pire ennemi de l’avocat est son client.
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Qui parfois le contredit à l’audience.
J’ai vécu cela. Cauchemardesque. En général, les délinquants finissent par savoir ce qu’il faut dire ou pas, comment se comporter devant un tribunal. Certains en savent plus que vous et s’en sortent pas trop mal. Le problème se pose avec des gens d’un niveau d’étude élevé. J’ai défendu un grand directeur commercial, énarque, qui ne comprenait pas qu’il puisse être jugé. Des gens comme lui refusent totalement les codes de la Justice, dénient au tribunal la légitimité de les juger. Cela peut les mener à s’enfermer dans un mutisme ou, ça m’est arrivé, à dire le contraire de ce qu’il faut dire, de ce qu’a plaidé leur avocat.
Alors que je m’étais acharné à plaider l’innocence de l’un d’eux, on lui a demandé son dernier mot. Il s’est levé et a confessé : « Je regrette, je regrette vraiment. »
À vous dégoûter du métier. Ce fut tellement énorme que tout le monde se marrait dans la salle. Après cela, vous pouvez toujours essayer de rattraper le coup. Mission impossible !
Où en est Richard Malka auteur de BD ?
La Vie de Palais est ma vingtième. J’en écrirai d’autres, mais mon prochain ouvrage sera sans doute mon premier roman. J’ai envie de nouveaux défis et l’écriture en est un. J’ai par exemple pris beaucoup de plaisir à écrire une fable, La Prohibition du poulet, publiée dans le Charlie Hebdo spécial cannabis paru fin octobre.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 76 – décembre 2014.

Vie de palaisLa Vie de Palais,
Il était une fois les avocats…,
Catherine Meurisse,
Richard Malka,
Marabulles,
14,90 €,
dispo.

 

Les illustrations sont © Marabulles.