Des planches estampillées « dessin français », Jean-Michel Charlier talquant de noir une oreille de Goscinny, Oumpah-Pah boudé par les Belges, les Français et les Américains… Suite et fin de la grande interview accordée ce mois-ci par Albert Uderzo à Casemate, à l’occasion de la sortie de l’intégrale Luc Junior.

Années cinquante. On est en plein boum économique, plan Marshall, etc. Quelle est la situation des auteurs ?
uderzoAlbert Uderzo : En France, elle n’a toujours pas changé. Les auteurs de bande dessinée ne sont toujours reconnus ni par les journaux, ni par les éditeurs, ni par les parents de nos lecteurs qui ne voient dans la bande dessinée qu’une source de maux pour leur progéniture. Certains éditeurs nous paient mal et nous obligent à rester anonymes.
C’est à ce moment-là que je décide avec mon ami Martial de m’inscrire au syndicat des dessinateurs français. Une association présidée par Saint-Ogan qui nous demande de mettre en valeur le travail des dessinateurs français. Nous devons apposer le label « dessin français » sur notre travail pour lutter contre l’invasion des comics américains dans cette période d’après-guerre. Mais cela ne concerne pas que la bande dessinée. Nous devons le plus souvent nous résigner à accepter des travaux proposés par des marques alimentaires. Nous travaillons bien davantage sur ce qu’on appelait à l’époque des réclames, qu’à la création de personnages de BD. Ce n’est que vers 1954 que les éditeurs de bande dessinée vont émerger.
Votre première rencontre avec Charlier ?
Lorsqu’Yvan Chéron est venu me chercher (voir Casemate 73). Jean-Michel était un garçon jovial et très coquin. Il aimait faire des plaisanteries à tout le monde. Il avait par exemple parsemé de la poudre de crayon (matière dont on disposait en quantité) sur l’écouteur de Goscinny, je vous laisse imaginer la couleur de l’oreille de René lorsqu’il a porté l’écouteur à son oreille ! C’était clownesque, nous mourions de rire ! Très vite Charlier est venu nous rejoindre à Paris et nous ne nous sommes plus jamais quittés. Cet auteur hors pair était toujours en retard pour rendre ses scénarii. À l’occasion des Tanguy et Laverdure, j’ai vécu grâce à lui des moments inoubliables sur les bases aériennes.

Charlier parsème l’écouteur de Goscinny de poudre de crayon. Le résultat est clownesque

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Votre première rencontre avec Goscinny ?
Je la raconte souvent. Il vient justement chercher une planche que je dois livrer à World Press pour la série Belloy ! Je le prends donc pour un coursier. Il me répond qu’il est le Goscinny dont Troisfontaines m’a parlé quelques jours auparavant. Très vite, nous nous rendons compte que nous avons beaucoup de points communs : l’humour, les références humoristiques, la même vision de la bande dessinée de l’époque. Une amitié de vingt-sept ans naît alors. Non, davantage, elle dure encore.
Les éditeurs refusaient ses dessins. Cela l’a-t-il beaucoup peiné ?
Lorsque nous nous rencontrons, très vite Goscinny me parle de Dick Dicks, son détective new-yorkais un peu gaffeur qui court après les voitures sans pouvoir les rattraper simplement parce que René ne sait pas dessiner les voitures !
Nous rigolons beaucoup et décidons de mettre en commun les domaines dans lesquels nous nous nous sentons le plus à l’aise. À lui le texte, à moi le dessin ! Grâce à lui, je déménage ma table à dessin vers les nouveaux bureaux de Chéron sur les Champs-Élysées ! Avec dans l’idée de réveiller la BD, trop désuète à notre goût.
Donc il n’a pas plus de peine de se voir refuser son dessin que j’en ai de voir refuser mes séries du fait de leur scénario ! Nous avons commencé à travailler ensemble sur des commandes, et en même temps développons nos propres idées.

Le héros de René ne rattrape jamais les autos… parce que René ne sait pas les dessiner !

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Avec succès ?
Entre nous, la première fois que nous avons proposé Oumpah-Pah, dont nous n’étions pas peu fiers, Paul Dupuis nous a félicités pour ces premiers essais et nous a invités… à continuer à nous entraîner. Quelle déception ! Mais cela n’a pas empêché René de partir aux États-Unis, nos planches sous le bras, pour les présenter là-bas. Nous y croyions tellement ! C’est Harvey Kurtzman (Little Annie Fanny) qui a traduit nos phylactères, s’il vous plaît ! Cela a été pour René et moi un très beau lot de consolation, car les Américains n’ont pas plus voulu davantage Oumpah-Pah que les Belges ou les Français.
On parle de l’implantation d’un Parc Astérix en Chine.
Il est très possible que ce projet existe, mais il est beaucoup trop tôt pour que l’on puisse en parler aujourd’hui. Laissons faire les équipes chargées de cela.

Propos recueillis par Frédéric VIDAL et Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 73 – août-septembre 2014.

luc juniorLuc Junior – L’Intégrale,
Albert Uderzo, René Goscinny,
Éditions Albert-René,
octobre.

 

 

integraleUderzo – L’Intégrale 1951-1953,
Philippe Cauvin & Alain Duchêne,
Hors Collection – Éditions Albert-René,
octobre.

 

Les images sont © Éditions Albert-René.