Complices sur Tueur de cafards et amis de trente ans, Benjamin Legrand et Jacques Tardi se retrouvent sur le dessin animé Avril et le Monde truqué. Après avoir raconté dans Casemate 86 la naissance d’Avril, sorte de sœur d’Adèle, Benjamin Legrand, scénariste, romancier, traducteur, révèle comment s’est déroulée la conception de Delirius #2, et la part qu’il a prise dans cette suite totalement déjantée du chef-d’œuvre écrit par Jacques Lob et dessiné par Philippe Druillet.

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Comment avez-vous rencontré Philippe Druillet ?
LegrandBenjamin Legrand : C’est Tardi, évidemment, qui nous a présentés. J’étais super impressionné ! Fan depuis sa première apparition dans la BD, je suis allé chez lui un dimanche, et au lieu de bosser on a regardé Noah gagner Roland-Garros ! J’ai écrit pour lui un scénario de BD qui est devenu, beaucoup plus tard, Le Tribut, dessiné par Rochette. Parce qu’au lieu de faire de la BD, Philippe s’était lancé dans le dessin animé… Nous avons réalisé ensemble deux grosses séries animées. Première, Bleu, l’enfant de la Terre, en 1986, pour Antenne 2 et Canal+. Un flop complet ! Vous vous lancez, ravi, dans une très belle série pour les enfants et vous vous retrouvez au tribunal. Le producteur avait un contrat pour 52 épisodes de 26 minutes. Nous avons fait treize épisodes seulement alors qu’il avait touché le budget pour les 52. Il a étouffé le reste du pognon avant de nous traîner en justice sous prétexte que nous n’avions pas réalisé le reste. Or, j’avais écrit les 52 épisodes avec d’autres scénaristes, dont Daniel Riche, auteur de science-fiction reconnu, Lili Sztajn et Jean-Luc Fromental. C’était lui qui n’avait pas respecté les termes du contrat face aux chaînes ! Nous avons finalement gagné en médiation une bataille juridique qui a duré cinq ans. Et touché à peine de quoi rembourser les frais de procédure et d’avocats.
Tardi_Avril2Et, pas dégoûté, vous remettez le couvert ?
Dix ans après. En 1996, nous signons pour Xcalibur, une série d’animation en 3D de 40 épisodes de 26 minutes avec Ellipsanime, Canal+, France 2 et Gribouille. Le mythe est revu par Philippe, le roi Arthur devient un petit garçon, la véritable héroïne est une fille, et il y a plein de peuplades barbares, de sorciers, de robots. Les images de synthèse des premiers épisodes sont assez balbutiantes, mais au fil de la série, réalisée en Chine sur la fin, ça s’améliore et les derniers, diffusés cinq ans plus tard, sont magnifiques, bougeant comme de la 3D d’aujourd’hui. La série est passée sur France 2 et Canal+. Un très beau coffret avec les 40 épisodes a été édité en Angleterre, mais jamais en France.
Comment relancez-vous Delirius ?
En farfouillant chez Philippe, un ami à lui tombe sur un carton à dessins. Dedans, une quinzaine de planches de la suite de Delirius réalisées sur un début de scénario écrit par Jacques Lob peu avant sa mort. À l’époque, Druillet avait mis la pédale douce sur les albums, leur préférant la sculpture. Du coup, il me demande de regarder le scénario de Jacques. Lob était un peu mon maître ès scénarios de BD. J’adorais ce bonhomme… Je tombe des nues. Tapé à la machine, datant d’avant les ordis, c’est terrible à lire. On sent que ce texte, pas vraiment un scénario, est écrit par un être qui souffre de tout son corps. Philippe se demande alors comment garder ses quinze planches déjà colorisées. Il a envie d’écrire contre le fanatisme. J’imagine d’en faire un flash-back avant de repartir avec le Lone Sloane du moment, qui avait beaucoup évolué. Et je me lance dans l’écriture.
Hélas, Philippe tombe très malade à son tour, lui aussi d’un cancer. Puis souffre de problèmes au cœur. Du coup, il va s’écouler une dizaine d’années entre le moment où il recommence à dessiner et la dernière planche du second Delirius(1). À un moment, il est si mal qu’il n’arrive plus à dessiner.

Dans un carton oublié, quinze planches de la suite écrite par Lob, très malade

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Il aime votre histoire ?
Oui, mais, gag atroce, enfin pour moi, au bout de quarante planches, il me balance :
— J’en ai marre de faire des cases !
— Ah bon, c’est super, tu veux faire quoi ?
— Uniquement des pleines pages…
Et ça alors que le scénar est bouclé, avalisé et tout. Je suis obligé, en gardant la même histoire, d’enlever un énorme morceau du scénario, de bidouiller, bricoler. Résultat : un ovni complètement bâtard, une honte, un truc qui ne devrait même pas exister ! Quinze planches de Lob coupées en deux fois avec un truc à moi entre, ensuite un passage qui ressemble un peu à une BD, c’est-à-dire avec des cases, persillé de pleines pages, et ensuite que des pleines pages jusqu’à la fin.
Tardi_Avril1Vous en gardez tout de même un bon souvenir ?
Bien sûr. Et j’aimerai toujours cet album à cause d’une case sur le fanatisme glissée tout en bas d’une double montrant une attaque de fanatiques entassés sur des tapis volants. Je ne me croyais pas capable d’écrire un truc pareil(2) !
À côté de ce genre de travail, votre job de traducteur doit vous sembler bien paisible…
Croyez-vous ? J’ai traduit, entre autres, deux romans de Tom Wolfe et deux de Tim Willocks – tiens, les mêmes initiales –, les quatre dépassant les 1 000 feuillets. Travaux toujours archi pressés. Huit mois de travail quotidien. Non-stop. Un jour sans, c’est deux fois plus de pages le lendemain. Un enfer. Pardon, quatre enfers. Du Ludlum, par contre, on peut traduire cinquante pages en un après-midi…
Votre traduction la plus difficile ?
Certains romans sont délicats ; j’ai aussi souffert sur des écrits très poétiques. Le plus trapu fut un texte de Tom Wolfe publié, je crois, par le New Yorker. Une très courte nouvelle de 70 pages parue plus tard chez Laffont : Embuscade à Fort Bragg. L’histoire de GI revenant de Mogadiscio après avoir commis une belle saloperie. L’auteur torturait les mots en anglais phonétique pour rendre l’accent de la Floride. Allez rendre l’accent de la Floride en français !

Résultat, un ovni complètement bâtard, honteux, qui ne devrait pas exister !

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Votre père Raymond et votre demi-frère Michel sont célèbres dans le milieu de la musique. Et vous, touchez-vous à un instrument ?
J’ai étudié un peu le solfège, joué du piano et fait du rock à l’orgue électrique à 18 ans. On avait monté un groupe, Fille qui mousse, avec Henri-Jean Hénu, Stéphane Lemarque et mon petit frère Olivier, batteur, peintre et bien meilleur musicien que moi. Et, plus tard, en 1974, toujours avec Olivier, j’ai participé à la seconde période des aventures de Frenchies, dont le chanteur était Jean-Marie Poiré, futur réalisateur du Père Noël est une ordure et des Visiteurs. Morgan, un copain ex-loubard de Montreuil y jouait de la guitare comme Clapton… Plus tard, la seconde époque de Frenchies nous a menés jusqu’à l’Olympia, pour un unique concert. Sans Jean-Marie cette fois. Notre chanteuse, encore inconnue, s’appelait Chrissie Hynde ! Et après, elle a créé les Pretenders. En fait, j’aurais peut-être dû continuer le rock’n’roll !

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI et Frédéric VIDAL
Supplément gratuit de Casemate 86 – novembre 2015.

1. Philippe Druillet évoque ces épisodes dans son autobiographie, Delirium (Les Arènes, 2014). Un texte puissant et sans fioritures excessives sur la vie, échevelée au milieu des tempêtes, de ce fils de concierge dont l’oeuvre hallucinée fascine jusqu’aux Rothschild. En exergue, une maxime de Michel Audiard : « Heureux soient les fêlés, car ils laisseront passer la lumière. » On ne peut mieux dire.
2. « Tout fanatisme est la démesure ultime, la négation absolue de la pensée, de la raison, de la création, des rêves et de l’amour. Le fanatisme porte la mort en guise de croyance et, à force de mensonges, broie ses partisans en premier. »

TruquéAvril et le Monde truqué,
de Christian Desmares
et Franck Ekinci,
création et univers
graphique Jacques Tardi,
avec les voix de Marion Cotillard,
Philippe Katerine, Jean
Rochefort… Studiocanal,
1 h 45, 4 novembre.

MondeL’Histoire d’un Monde truqué,
Jacques Tardi,
Benjamin Legrand,
Casterman,
25 €,
dispo.