S’il fut l’un des témoins les plus féroces et les plus drôles de la guerre de 14-18, Gus Bofa n’hésita pas, ensuite, à s’en prendre à des gloires nationales du calibre d’un Voltaire ou d’un La Fontaine. Il n’est pas le seul dessinateur injustement ignoré de l’entre-deux-guerres. Emmanuel Pollaud-Dulian, qui raconte dans Casemate 71 le Bofa des Toubibs mettant en pièces le service médical des armées, prépare un livre sur Chas Laborde, autre artiste inconnu qui croqua les foules dans le Moscou de Staline, ou celles du Pays basque espagnol à l’heure de la révolte franquiste. Suite de l’interview de l’homme qui ressuscite les dessinateurs disparus.

90 000 poilus amputés, c’est 90 000 prothèses…
Pollaud_Dulian_DREmmanuel Pollaud-Dulian : 14-18 a permis de grands progrès en ce domaine. Problème, les prothèses coûtent cher. Les manchots ont droit à un bras dit de secours, de 60 francs, alors qu’une prothèse de qualité en vaut 400. J’ai connu, fin des années soixante, un amputé de 14-18 qui marchait encore avec un pilon. C’est tout ce que pouvait lui payer la Sécurité sociale, cinquante ans après ! Si, par hasard, un amputé de guerre parvient à retrouver du travail, on déduit sa pension de son salaire, pour qu’il se retrouve à égalité avec les ouvriers non handicapés… Insensé ! D’autant que, pour obtenir une pension, il faut se livrer à un parcours du combattant administratif extrêmement pénible. Bofa lutte beaucoup, après la guerre, pour que les mutilés puissent toucher leurs pensions plus rapidement. Il crée une association venant en aide aux familles d’artistes et d’artisans morts ou blessés à la guerre. Il aide des mutilés à retrouver une activité qui leur permette de survivre à peu près décemment.
Bofa parle d’un cœur artificiel. N’est-ce pas un peu tôt ?
Oui, il le cite dans une légende. Je suppose qu’il s’agit d’une sorte de poumon d’acier ou de quelque chose de ce genre qui doit aider le blessé à mieux respirer.

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Picole-t-on autant dans les hôpitaux que dans les tranchées ?
Non, encore que, dans la France d’alors, le vin est la boisson quotidienne de tout le monde. Mais Bofa raconte que des infirmiers confisquent le vin destiné aux malades et le leur revendent.
Comment expliquer que La Baïonnette, qui publie du Bofa en couverture, ne soit pas censurée ?
Ce journal qui paraît jusqu’en 1918 est un cas très particulier. Il est lancé début 1915 par un dessinateur, Henriot, son premier et pratiquement seul illustrateur. Il est racheté en juillet 1915 par Charles Malexis, un homme très intelligent qui décide d’en faire, non pas un journal patriotique comme les autres, mais une sorte de témoignage dessiné de la vie de la France pendant la guerre. Malgré son titre, La Baïonnette vise un public familial et de bon goût. Il évite donc les outrances et ne sombre pas dans le grand guignol cocardier ou dans les scènes détaillant les atrocités commises par les Allemands. Malexis fait travailler pratiquement tous les grands dessinateurs de son temps. Donc Bofa sans problème pour une raison très simple : la plupart des lecteurs s’amusent en découvrant ses dessins, mais ne comprennent pas leur vrai sens. Pour percuter ce que dit Bofa derrière les apparences, il faut être passé par le front comme le notera Mac Orlan.

Bofa détourne des dessins “bourrage de crâne” paraissant dans la presse bien pensante

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Exemple ?
Bofa détourne des dessins « bourrage de crâne » de la presse bien pensante. Dans L’Illustration, on voit ainsi un mutilé passant sur ses béquilles devant un petit jeune assis sur un banc dans un parc. La légende explique que le jeune embusqué, devant ce spectacle, comprend l’horreur de sa conduite et décide de s’engager.  Bofa reprend quasiment le même dessin : le mutilé passe devant deux bourgeois, mais l’un murmure « voilà ce qu’on risque en allant au front »…
Donc, il ne fut jamais censuré ?
Si, par la rédaction du journal ! C’est assez drôle. Un de ses dessins, en couverture de La Baïonnette, montre un permissionnaire marchant au côté d’une charmante coquette. Le lecteur pense que le soldat passe un bon moment en se baladant avec sa marraine de guerre. Mais s’il regarde mieux, il découvre que le soldat tire une drôle de tête. Bizarre, non ? En fait, le journal a supprimé la légende de Bofa. La marraine de guerre – un doux euphémisme, la plupart étaient des prostituées qui arrondissaient ainsi leurs fins de mois – lui explique que, danseuse aux Folies Bergère, elle interprète un pou dans un tableau de la revue consacrée aux tranchées. Une manière pour Bofa de dénoncer cet arrière qui transforme en comédie le malheur des combattants. Visiblement, la rédaction en chef a trouvé la légende de mauvais goût !

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A-t-il existé des Bofa alliés ?
Un excellent dessinateur anglais, Bruce Bairnsfather, blessé en 1914, réalise toute une série de dessins étonnants sur la vie quotidienne des soldats britanniques. Et cela sans sensiblerie ni sentimentalité, en restant toujours extrêmement froid. Il montre par exemple un soldat lisant une lettre de chez lui, très calme. Petit détail, il est dans une tranchée avec de l’eau jusqu’à la taille. Comme Bofa, Bairnsfather veut montrer les états d’âme des soldats, et surtout pas ce que les gens attendent. Donc, chez l’un comme chez l’autre jamais de charges à la baïonnette ni de combats héroïques. Je vous recommande également le travail d’un dessinateur américain, Bill Mauldin, du Stars and Stripes, le magazine de l’armée américaine, dont les dessins lui valurent le dangereux honneur de se faire engueuler par le général Patton. Sa représentation du quotidien du fantassin de base est magnifique.
Et du côté allemand ?
À ma connaissance, leurs grands dessinateurs n’ont commencé à traiter le sujet que dans les années vingt. Le débat est éternel. Bofa, dans les Toubibs, dans La Baïonnette, mais aussi plus tard dans sa Guerre de Cent Ans aux dessins satiriques et outranciers, ne prend pas position contre cette guerre-là, mais contre toutes les guerres. Ce qui n’était pas si fréquent à cette époque et lui valait le respect de ses pairs.

Les marraines, surtout des prostituées qui arrondissaient ainsi leurs fins de mois

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Comment avez-vous découvert Bofa ?
Il y a une dizaine d’années, mon frère m’a offert un de ses livres. Il m’a fasciné, j’ai cherché à en savoir davantage. Et me suis aperçu qu’il n’existait pratiquement rien sur cet artiste qui, pendant un demi-siècle, construit une œuvre très curieuse, très originale, très variée. Ainsi dans Synthèses littéraires et extra-littéraires présente-t-il des œuvres littéraires uniquement par l’image. Son Malaises décrit le mal-être de la France dans l’entre-deux-guerres, là aussi uniquement en images. Plus j’avançais, plus je m’apercevais qu’il n’a jamais fait deux fois le même livre. Ainsi a-t-il imaginé une version de Don Quichotte en 400 dessins dans laquelle il prend le parti de Don Quichotte contre Cervantès. Oui, Don Quichotte a parfaitement raison de rêver sa vie, de s’imaginer prince chevalier. Oui, il fait le bon choix.
Vous avez donc vous aussi joué les Don Quichotte et remis Bofa en scène ?
Voilà. J’avais deux atouts. Le soutien de sa nièce, Marie-Hélène Grosos, qui défend son oncle avec une belle constance et beaucoup d’énergie. Et celui des éditions Cornélius prêtes à prendre des risques importants pour remettre Bofa à sa vraie place.

Pour Bofa, attribuer les défauts des Hommes aux animaux est absolument dégoûtant !

Bofa fut-il un électron libre solitaire ?
Non, entre 1917 et 1930, de jeunes et de moins jeunes dessinateurs comme Bofa, Falké, Charles Martin, Chas Laborde, et de petits éditeurs comme Henri Jonquières ou Lacouturière se sont dit que le dessin était une forme d’écriture, une forme de littérature, et qu’on pouvait exprimer tout un tas de choses par le dessin. Que le dessin d’humour pouvait être beaucoup plus intéressant que les sempiternelles histoires de cocus dont se délectait la presse illustrée. Ce mouvement dure de 1917 et 1930, où la crise économique met un terme à cette expérience, depuis totalement ignorée. Ces artistes se qualifiaient d’illustrateurs, terme qui ne leur rendait pas vraiment hommage. Car leurs travaux furent très personnels, comme celui de Bofa illustrant Cervantès ou Mac Orlan, ou celui de Laborde illustrant Mac Orlan ou Colette. Ils vont jusqu’à prendre le contre-pied des auteurs qu’ils sont supposés illustrer. Ainsi Bofa déteste Voltaire. Il illustrera Candide, mais en s’en prenant méchamment à son auteur. Pareil avec La Fontaine. Bofa part du principe qu’attribuer les défauts des hommes aux animaux est absolument dégoûtant de la part de La Fontaine. Pour lui, les animaux sont beaucoup plus honnêtes que les hommes. Notamment parce qu’il ne leur est jamais venue l’idée d’inventer des religions. La première image, le frontispice de ses Fables de La Fontaine, montre le pauvre homme chapeau bas, la mine bien embêtée, devant un tribunal des animaux pas contents du tout.

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Où redécouvrir Bofa et les autres ?
L’éditeur Cornélius s’est attelé à cette tâche. Après les Toubibs sortira son Don Quichotte, avec uniquement ses dessins, le texte étant facilement accessible en poche. Ensuite, il faudra rééditer La Symphonie de la Peur, un livre étonnant. Il y a encore du boulot.
Et les autres auteurs oubliés ?
Je travaille sur une biographie de Chas Laborde. Ce dessinateur a beaucoup voyagé, ce qui était rare en France. Et, encore moins fréquent, il parcourait les villes, Londres, Berlin, Moscou, Madrid, New York à pied. Il prenait des notes sur tout, les gens, leurs vêtements, leurs attitudes. Rentré chez lui, il réinventait des foules de 20, 40, 50 personnes, rendant l’atmosphère des villes à travers leurs habitants.
Exemple ?
Seul dessinateur à y aller, il dessine Moscou sous Staline. Il croque des vêtements, des bâtiments aujourd’hui disparus et dont il ne reste aucune photo. Un document extraordinaire sur la vie quotidienne de la capitale russe à cette époque.

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Un autre de ses voyages qui vous a frappé ?
Chas Laborde est à Madrid tout à fait par hasard lors du déclenchement du coup d’État de Franco en 1936. D’origine basque béarnaise, il se précipite au Pays basque où il dessine les quinze premiers jours de la guerre d’Espagne. Il est fascinant de se dire que les dizaines de personnages qu’on voit sur ses dessins ont tous existé, qu’il les a tous croisés dans les rues… Chas Laborde disait qu’il fallait apprendre à dessiner vite, pour croquer les gens qu’on ne fait que croiser. Son trait a une lucidité dont je ne connais pas d’autre exemple. Ses portraits, en 1918, des profiteurs de guerre, des membres de la bonne bourgeoisie enrichie pendant la guerre, sont d’une férocité complète. Il est un des seuls dessinateurs français que je connaisse qui, dès le début des années trente, prend parti contre Hitler à coups de dessins féroces. Il se rend en Allemagne, dessine le début du nazisme et prend ouvertement position contre les antisémites. Et cet homme est aujourd’hui complètement oublié !
Allez-vous lui consacrer huit ans de votre vie, autant qu’à Bofa ?
Non, j’ai déjà rassemblé toute la documentation disponible. J’espère publier l’histoire de sa vie dans un an, un an et demi.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 71 – juin 2014.

couv_toubibsChez les toubibs,
Gus Bofa,
Présentation d’Emmanuel Pollaud-Dulian,
Cornélius,
30,50 €,
Reporté en septembre.

 

Couv_BofaGus Bofa, l’enchanteur désenchanté,
Emmanuel Pollaud-Dulian
550 pages,
Cornélius,
55 €,
dispo.

 

Les images sont © Gus Bofa, Cornélius.