Dans Casemate 77, le romancier de F.A.U.S.T. et scénariste de La Brigade chimérique raconte comment il a dû renoncer à garder le nom du Nyctalope, faute d’un accord avec les descendants de Jean de La Hire. Sur Casemate.fr, il explique que cette envie de ressusciter ces personnages d’antan le poursuit depuis son enfance…
Pourquoi cherchez-vous à réactiver les superhéros français ?
Serge Lehman : Bien qu’on ait vraisemblablement inventé le prototype, les superhéros sont aujourd’hui le privilège des Américains, oubliés en Europe après-guerre, où le thème du surhomme devient idéologiquement suspect. Pourtant, lorsque ces personnages sont absents d’une culture, le sentiment d’exister comme peuple et civilisation ne se produit pas. Ne pouvant s’en passer, on va alors les chercher chez les autres, notamment chez les Américains. D’un côté, ils proposent des modèles héroïques d’identification collective jouissifs et valorisants, de l’autre cela nous renvoie l’image de sociétés obligées de se soumettre à d’autres. Depuis que je suis enfant, j’ai envie de réactiver ces personnages. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’écris.
Comment avez-vous découvert le Nyctalope de Jean de La Hire ?
Je me suis intéressé aux origines de la science-fiction française et européenne à la fin des années quatre-vingt-dix. Pensant que le genre avait été inventé aux États-Unis, j’ai découvert que le « merveilleux scientifique », comme l’appelait Maurice Renard, était clairement identifié en France dès 1909 !
J’ai commencé à lire Jean de La Hire, dont l’œuvre comporte beaucoup de déchets, mais aussi quelques perles comme La Roue fulgurante, l’un des grands space operas martiens de l’année 1908, au côté du Prisonnier de la planète Mars de Gustave Le Rouge.
Durant les années 1900, la grande mode est à l’invasion de la Terre par les Martiens
Pourquoi cette fascination pour Mars ?
À la fin du 19e siècle, l’astronome italien Giovanni Schiaparelli croit découvrir de grands canaux sur Mars. En extrapolant ces données, qui ne sont rien d’autre que des aberrations visuelles, le scientifique fait le portrait d’une planète semi-désertique habitée par une race mourante, contrainte de creuser de grands canaux pour drainer l’eau des pôles jusqu’à l’équateur martien ! Voyant que leur monde meurt, les Martiens projettent d’envahir la Terre. Telle est la mythologie martienne des années 1900. D’où La Guerre des mondes d’H.G. Wells. Une vogue qui se poursuit jusqu’à l’entre-deux-guerre.
Dans L’Œil de la nuit, vous mettez en scène une momie martienne imaginée par Henri de Parville en 1864 !
Un habitant de la planète Mars est un texte d’une grande étrangeté, paru la même année que le premier roman de Jules Verne. L’œuvre est présentée sous la forme d’un faux rapport archéologique, technique et sec, peu agréable à lire, mais très original. On y apprend que le tombeau d’une momie martienne fut découvert au cœur d’une météorite.
Comme son Nyctalope, les Mercuriens imaginés par La Hire voient dans le noir. Coïncidence ?
« Saint-Clair », nom de famille du personnage, évoque la clarté, la sainteté, la mythologie chrétienne classique européenne. Ces racines sont présentes dès la création du personnage, mais le thème a sans doute été surinvesti après-guerre, car La Hire a souffert toute sa vie de graves problèmes aux yeux, après avoir été gazé lors de la Première Guerre mondiale.
Créateur de Saint-Clair, La Hire a eu les yeux gazés durant la guerre de 14-18…
Quelles conséquences pour votre série suite au changement de nom (voir Casemate 77) ?
J’ai écrit les deux premiers tomes dans l’état d’esprit originel, en mixant trois romans de Jean de La Hire pour raconter la genèse du personnage. Nous avions ensuite l’intention de fonctionner dans les intervalles des romans, tout en respectant leur chronologie. Désormais, nous pouvons nous affranchir de la référence à l’œuvre d’origine et conduire notre Œil de la nuit dans d’autres directions.
Est-ce la première fois que des ayants droit vous contactent ?
Oui. Dans La Brigade chimérique, nous avions cité à peu près tous les grands personnages de l’époque – beaucoup sont tombés dans le domaine public – sans que personne ne se manifeste ni nous dise quoi que ce soit. Il s’agit d’hommages, c’est la raison pour laquelle nous ne devrions pas supprimer le nom du Nyctalope dans d’éventuelles rééditions de La Brigade chimérique ou de L’Homme truqué. Nous n’avons pas pillé d’œuvres, mais imaginé, dans une histoire originale, ce qu’auraient pu faire les personnages d’époque s’ils avaient cohabité dans un univers partagé. Une façon de ressusciter et réhabiliter une littérature tombée dans l’oubli.
Propos recueillis par Paul GINER
Supplément gratuit de Casemate 77 – janvier-février 2015.
L’Œil de la nuit #1,
Ami du mystère,
Gess, Serge Lehman,
Delcourt,
15,95 €,
21 janvier.