Avant-goût des archives qui dorment dans le coffre-fort de la Fondation Jacobs, voici un recueil de dessins, dont beaucoup d’inédits, du maître qui permettent de mieux comprendre son travail. Daniel Couvreur, journaliste au quotidien belge Le Soir, a rédigé les textes de ces carnets. Il en organise la visite guidée dans Casemate 77. Elle se conclut sur Casemate.fr

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Jacobs 329 dessins s’ouvre sur une galerie de portraits des trois principaux personnages.
CouvreurDaniel Couvreur : Des recherches pour Blake, Mortimer et Olrik. On sait que Jacques Laudy, le créateur de Hassan et Kaddour, servit de modèle à Jacobs pour Blake. On sait moins – c’est sa petite-fille Viviane* qui le raconta dans un livre de souvenirs – qu’Olrik (et son rire) lui fut inspiré par un jeune garçon intelligent avec lequel Jacobs fut en compétition amoureuse ! Dans cet ouvrage, Viviane raconte les rapports entre Jacobs, sa famille et ses proches, ses amis d’enfance, d’école, ses rivalités amoureuses et la manière dont il se servait de ses souvenirs pour en jouer avec ses personnages.
Il y a une similitude très forte entre les manières de procéder de Jacobs et d’Hergé. Ils se nourrissent du réel, mais le caractère de leur personnage n’est jamais conforme à son modèle dans la réalité. En revanche, le caractère de celui-ci peut se retrouver chez un autre personnage. Un jeu amusant à démêler pour les initiés.
On est surpris par la minutie apportée à chaque personnage, si petit soit-il.
C’est ce qui fait les grands maîtres. Pareil pour Hergé. Ils apportent le même soin, c’est fabuleux, aux personnages de premier plan et au plus obscur des figurants occupant quelques millimètres d’une case. Chacun est différent de son voisin, a sa personnalité propre. Je reste persuadé que, du coup, tous ces personnages existent davantage que ceux de bien d’autres séries.
On observe très souvent un quadrillage très serré et numéroté derrière ses personnages.
Il lui permet de respecter les proportions. Jacobs travaille ainsi ses gens avant de les reporter dans la case, en réduisant, agrandissant, recadrant.

Les originaux ne comptent pas, simples outils pour arriver à l’album magnifique…

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Certains reprochent à ses successeurs de ne pas faire vraiment du Jacobs. Mais lui-même ne changeait-il pas fréquemment de style ?
Jacobs se posait beaucoup de questions au fil des albums, dont celle-ci : « Suis-je toujours de mon temps ? » Il s’y appliquait. L’évolution de son dessin est nette entre Le Secret de l’Espadon et La Marque jaune, entre L’Affaire du collier et Les 3 Formules du professeur Sato. Comme les premiers Tintin d’avant-guerre n’ont rien à voir avec les ultimes réalisés par les studios, en couleurs et avec leurs décors ajoutés.
Au départ, Jacobs ne voulait pas davantage faire Blake et Mortimer dans Tintin que Goscinny et Uderzo ne voulaient faire Astérix pour Pilote !
Exact, il rêvait d’une histoire moyenâgeuse, Roland le Hardi, dont Tintin n’a pas voulu ayant déjà une série de ce genre au programme. Jacobs s’est offert plus tard un petit plaisir en envoyant Mortimer, le temps d’une dizaine de planches du Piège diabolique, dans les alentours de La Roche-Guyon du 14e siècle.
Que d’essais de couvertures !
C’est particulièrement frappant pour L’Affaire du collier. Jacobs a longtemps cherché, avant d’aboutir à une scène impressionnante qu’on retient pour la vie. On le voit cédant à la tentation d’en rajouter pour faire comprendre beaucoup de choses en un clin d’œil. Puis, comme toujours, revenir à la simplicité, à la force du contraste, à l’ambiance forte plutôt qu’à des détails superfétatoires.

Le pied est-il comme ci ? Comme ça ? Sa recherche pousse à douter à l’infini

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Casemate publie deux recherches de couverture de Sato où il jongle avec les éléments.
Qu’est-ce que je garde ? Dans quel ordre ? Dans quelles proportions ? Cet intuitif tâtonne, toujours à la recherche de l’image porteuse. On comprend pourquoi il rend rarement son travail à l’heure !
On découvre une couverture faite pour un disque La Marque jaune
Disque qui obtint le Grand Prix de l’Académie Charles-Cros – une distinction de qualité – à la fin des années cinquante. Cette pièce, aux bruitages très réalistes, est interprétée par des acteurs qui allaient devenir célèbres. Parmi eux, Jean Topart, Yves Brainville et Roger Carel, l’inoubliable voix d’Astérix, sorti récemment de sa retraite pour participer au film Le Domaine des dieux. Le disque fut réédité en CD il y a quelques années. Mais j’ai toujours gardé le microsillon 25 cm de l’époque, un peu abîmé tant mes frères et sœurs l’ont manipulé. Mais sa magie est bien plus forte que celle d’un petit boîtier en plastique.
Sacrilège, Jacobs faisait ses additions au milieu d’une crayonné !
Quand on voit le prix qu’atteint le moindre dessin de Jacobs, on pourrait s’étonner. Il faut comprendre qu’à l’époque le sens des valeurs était exactement à l’inverse d’aujourd’hui. L’album – rares étaient les auteurs qui y avaient droit – était tout, l’aboutissement d’un long travail. Il devait donc être le plus beau possible, et l’original un simple passage obligé vers l’album magnifique, et dont on se fichait bien. Aujourd’hui, les originaux battent des records, deviennent des objets d’art, les pièces maîtresses d’une œuvre. Mais c’est un contresens. En bande dessinée, l’œuvre ce n’est ni la case ni la planche. C’est bel et bien l’album.

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« Ce pied gauche de Mortimer, l’ai-je bien posé sur une marche d’escalier ? » s’inquiète Jacobs…
Un bon exemple de sa recherche obsessionnelle du geste juste. Si le personnage court vite, son pied doit-il être comme ceci ou comme cela ? Une recherche sans fin, qui pousse à douter à l’infini. On se dit que cela n’a pas vraiment d’importance, alors que pour Jacobs c’est fondamental. Il a l’impression que si le pied n’est pas au bon endroit, alors rien dans la case ne tient debout. Même chose pour le moindre figurant qui doit être pile au bon endroit pour que Jacobs sente sa machine fonctionner. Une rançon que doivent sans doute payer les grands maîtres. Le talent est là, évidemment, mais marié à énormément de travail. C’est le boulot caché, que ne devinera jamais le lecteur, qui explique la solidité et la pérennité des grandes œuvres.

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 77 – janvier-février 2015.

* Lire aussi l’interview que Viviane Quittelier nous avait accordée dans BoDoï 100, daté octobre 2006.

329Jacobs 329 dessins,
Edgar P. Jacobs,
éditions Blake et Mortimer
69 €,
dispo.