Photographe mythique, marqué par la mort du grand amour de sa vie durant la guerre d’Espagne, l’homme à qui l’on doit les seules photos du débarquement fut aussi un joueur de poker à la déveine insensée. Suite de l’interview parue dans Casemate 89.

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Capa, étoile mystérieuse ?
SillorayFlorent Silloray(1) : Il est incroyable que personne n’ait jamais utilisé ce personnage pour en faire une bande dessinée. À part une, signée par deux Espagnols(2), sur la partie basque de la guerre d’Espagne de Robert Capa. Rien de plus. Quand on fouille sa vie, il n’y a pourtant qu’à se baisser tant il y a de choses incroyables à raconter. Je me suis concentré sur les vingt dernières années de sa vie.
En gommant sa jeunesse ?
Je l’ai traitée par un flash-back de deux planches à la fin. Elle ne donne pas les clés de la personnalité de Capa. À une exception près, la déchéance sociale de ses parents, tailleurs juifs connus de Budapest. Ils habillaient la grande société hongroise et la grande crise des années vingt les a mis sur le carreau. Du coup, le père s’est baladé dans l’Europe entière pour trouver du travail. C’était un joueur invétéré, comme Capa plus tard. Le livre ne faisant que 88 pages, j’ai été obligé d’élaguer.
Pourquoi n’avoir pas fait un diptyque ?
On aurait pu, mais en tant que lecteur je déteste attendre six mois ou un an pour lire la suite d’une histoire.
Faux noms, photos controversées, faux veuf parce que jamais marié… On a même reproché à Capa d’avoir bidonné ses plus célèbres photos. Votre avis ?
Je ne traite pas cette histoire sous l’angle de la polémique. Capa a fait preuve de son courage physique à maintes reprises. Concernant l’histoire du soldat républicain qui a tant fait couler d’encre, à savoir si c’est une photo posée ou en tout cas fabriquée, il faut remettre cette affaire dans le contexte et l’ambiance de l’époque où les photos de presse étaient au service d’une propagande. En Espagne, le combat entre forces communistes et forces fascistes était aussi idéologique. Chacun tirait la couverture à soi en fonction de ce qu’il voulait raconter. Ce fut une autre époque, une autre ambiance. Il ne faut pas regarder le monde de la presse et la photographie d’alors comme celui d’aujourd’hui.

Son père tailleur, joueur invétéré, s’est baladé dans l’Europe entière pour trouver du travail

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Capa innove autant qu’il prend de risques !
À l’époque, les photographes du Tour de France se font déposer, soit en voiture, soit à moto, au prochain virage, attendent le peloton, prennent le cliché puis repartent. Capa, en 1938, est le premier à prendre des photos en direct au milieu du peloton, à califourchon sur la moto d’un copain. Un exemple parmi cent. Pendant sa romance avec Ingrid Bergman, juste après la guerre, il révolutionne la photographie de plateau à Hollywood. Culotté comme sur les champs de bataille, il va au plus près des acteurs, se fichant des éclairages, du placement des caméras, trouvant toujours des angles incroyables. On est loin des photos de plateau d’alors, plutôt supports de communication pour les studios. Il agit en vrai photographe d’actualité, avec toujours l’appareil photo qui traîne.
Un photographe chanceux, aussi !
Oui, Capa est un grand parce qu’il a cette faculté de saisir sa chance, d’écouter son instinct, son intuition. Il raconte dans ses mémoires se servir de sa carrière de photographe comme un joueur de poker qu’il est. Le célèbre réalisateur américain John Huston, son grand copain, expliquait que Robert Capa était un joueur de poker professionnel qui pratiquait à ses temps perdus la photographie… Ce type joue en permanence. Quand il a le choix des secteurs pour couvrir le débarquement, il mise sur Omaha Beach. Du flair ? Sa bonne étoile ? Ses collègues qui ont choisi de débarquer ailleurs n’ont pu le faire parce que les péniches furent retardées, ou ont été victimes de problèmes techniques. Il est le seul photographe à avoir posé le pied sur une plage du débarquement en Normandie.
Qu’en est-il de ses négatifs disparus pendant la guerre puis retrouvés au Mexique ?
Capa avait confié 4 500 négatifs de la guerre d’Espagne, les siens, ceux de Gerda, qu’il a formée, qu’il aimait, et de leur ami Seymour, à Csiki, un copain hongrois. Celui-ci, réfugié à Paris, a gardé pendant toute la guerre d’Espagne l’atelier de la rue Froidevaux. Inquiété par la police, Csiki a peur qu’on lui confisque ces négatifs – qui sont un peu la voix des réfugiés espagnols – et les donne à un Chilien qui les remet à son consulat. La valise atterrit au Mexique chez un général, ancien ambassadeur du Mexique à Vichy. On l’a retrouvée en 1995, chez une amie de ce dernier, qui l’a remise en 2007 à Cornell, le frère de Capa, créateur de l’International Center of Photography (ICP) de New York.

Du Tour de France aux plateaux de tournage d’Hollywood, il révolutionne la photographie

Ce qui a permis de rendre à César…
On n’a pas retrouvé la totalité des négatifs de la guerre d’Espagne de Capa, mais la Fondation qui s’occupe des droits du photographe a refait des tirages, édité des livres, et permis ainsi de reconstituer son parcours. Cela a également permis de remettre à sa juste place le travail de Gerda Taro, la compagne de Capa qui était un peu tombée dans l’oubli (Casemate 89). Dans la valise mexicaine, on trouve à peu près un gros tiers de Capa, un petit tiers de Gerda et un petit tiers de Seymour.
Capa a-t-il vraiment tiré le diable par la queue ?
Au début, mais après il menait grand train, disposait d’avances confortables. S’il avait la chance de savoir où aller prendre les photos les plus intéressantes, cet acharné joueur de poker était un des plus malchanceux au monde ! Il lui arrivait de perdre en une soirée la totalité d’une avance qui devait lui permettre de vivre pendant plusieurs semaines sur un théâtre d’opérations. Il courait pour emprunter aux uns et rembourser ses dettes aux autres. Il a même joué et perdu avec de l’argent qu’il tapait dans la caisse de l’agence Magnum, ce qui lui valut des engueulades homériques avec Cartier-Bresson. Il ne mange que dans les grands restaurants, ne buvant que de grands crus hors de prix. Ce fêtard continuel faisait une importante consommation d’amours tarifés. Ça vous grève un budget… Il jouait aussi beaucoup aux courses à Longchamp, à Deauville, et évidemment, lorsqu’il était à Hollywood, sur tous les champs de courses californiens. Il a perdu des fortunes.
Une recherche permanente d’adrénaline ?
Sans tomber dans la psychologie de comptoir, rappelons que son père souffrait lui aussi du démon du jeu. Celui-ci allait faire le tour des casinos sur la Riviera, pendant que sa famille se débrouillait à Budapest. Oui, le jeu était une sorte de marque de fabrique familiale.

Fauché, il accepte un reportage “de luxe” dans l’Indochine d’après Diên Biên Phu…

N’a-t-il pas connu la gloire assez tardivement ?
Oui et non. Après la guerre d’Espagne, Capa – il avait alors 26 ans – fut considéré comme le plus grand photographe de guerre au monde. C’est ainsi que le décrivaient des journaux anglais comme le Picture Post. Ce titre lui valut d’entrer par la grande porte à Life, qui fut le plus grand journal photo pendant quasiment trente ans. Les producteurs hollywoodiens, après la Seconde Guerre mondiale, signèrent à Capa des avances très confortables pour écrire un script inspiré de sa vie. Ensuite, début des années cinquante, il refuse de couvrir la guerre de Corée, sans doute pour des motifs politiques. C’est aussi l’époque où il crée l’agence Magnum, s’occupe de la faire vivre au jour le jour, trouve du travail pour ses collègues qu’il a embauchés. Il reste extrêmement réputé, même si son étoile commence à pâlir en tant que photographe de guerre. C’est pour cela qu’il remet son titre en jeu pour un dernier combat en Indochine, conflit qu’il n’aurait pas dû couvrir. Invité par un grand éditeur japonais à l’hiver 1953-1954, on lui fait tester des appareils photo dernier cri. Notamment des Nikon qu’on lui offre, de façon à ce qu’il fasse de la publicité pour les marques japonaises, alors pas vraiment fameuses à l’époque. Il reçoit alors, à Tokyo, un coup de fil de Life. Leur correspondant en Indochine doit rentrer pour enterrer sa mère. Diên Biên Phu vient de tomber et la rédaction en chef de Life lui propose un remplacement « de luxe ». L’avance est importante. Capa, encore une fois à court d’argent, accepte. Sur place, il a l’impression d’arriver après la bataille. Moyennement content, il suit quelques patrouilles françaises dans une sorte de pré-cessez-le-feu. Et réalise quand même quelques formidables documents. Après avoir tenté la mort pendant des années, en mai 1954, il saute sur une mine antipersonnel dans une rizière à Thái Bình, au Tonkin. Aujourd’hui au Viêtnam…

Propos recueillis par Antoine BÉHOUST
Supplément gratuit de Casemate 89 – février 2016.

1. Le Carnet de Roger, Sarbacane.
2. Tristes cendres, de Iñaket et Mikel Begoña, Cambourakis.

CapaCapa, l’étoile filante,
Florent Silloray,
Casterman,
17 €,
27 janvier.