Qu’est-ce qui différencie l’Homme de l’animal ? L’intelligence. Qu’est-ce qui mènera peut-être l’Homme à sa perte ? L’intelligence. Derniers feux de l’interview d’Enki Bilal publiée dans Casemate 74, à l’occasion de la sortie de La Couleur de l’air, qui clôt le triptyque apocalyptique entamé avec Animal’z et Julia & Roem.

Pourquoi vos personnages sont-ils presque toujours en duo ?
bilalEnki Bilal : Les circonstances amènent les personnages à s’épauler pour survivre. L’unique solitaire, Cannibal, dont on ne voit pas le visage, est un personnage extrêmement intelligent, mais terriblement perdu. La solidarité est essentielle pour la survie.
L’intelligence, un danger ?
Malheureusement, l’histoire des Hommes nous a appris qu’elle n’est gage ni d’humanisme, ni de générosité, ni de gentillesse. Mais peut souvent faire basculer du côté sombre. Les monstres de l’histoire sont souvent intelligents.
De nombreuses citations ponctuent le récit… La nature aime-t-elle ces philosophes, ces penseurs ?
Sans doute, puisqu’elle les cite. Je voulais du Nietzsche, aspect nihiliste d’Animal’z. Puis, je me suis laissé prendre par ma propre histoire. Les circonstances m’ont amené à chercher des citations sur des thèmes donnés. Sans me baser sur ma mémoire. Je n’ai absolument pas la mémoire des citations et je n’aime pas les gens qui en parsèment leurs conversations. Les citations sont un moyen pour la planète de prendre les hommes par la main. De rappeler ce qu’ils ont dit et pensé. Même quand elles ne viennent pas de philosophes connus. Je cite l’animateur de radio José Artur et l’écrivain Dan Franck, un copain, parce que leurs phrases tombent parfaitement bien.
Les philosophes se rappellent à vos personnages qui, eux, oublient leurs noms, leur passé… Pour mieux renaître ?
La planète abrase leur mémoire. La fin est très perverse. Un happy end ? Oui, mais avec un second degré, une forme d’ironie, un questionnement, et peut-être une inquiétude. N’est-ce pas le début d’une dictature planétaire ? On peut le voir ainsi. La planète fait son boulot de manière précise, chirurgicale. Et provoque l’oubli, offrant de tout recommencer à zéro avec un enthousiasme nouveau. Comme certains systèmes politiques utopistes ont essayé de le faire. On nage dans une utopie très humaine.

La Terre fait son boulot de façon chirurgicale, provoque l’oubli, offre de recommencer à zéro

MEP avec textes (4.0)

Perdre la mémoire, cela vous fait-il peur ?
Non, cela me terrifie. Une maladie s’en charge, c’est Alzheimer. Tout est prévu. En rendant mes personnages amnésiques, je ne prends aucun plaisir. Et je ne les envie pas du tout !
Quel est ce pacte d’association proposé aux humains ?
Le résultat d’un processus mystérieux. Au départ de cette trilogie, je savais où allaient mes personnages et que la planète allait faire le ménage. Je savais que tous se retrouveraient, amputés d’une partie de leur mémoire. La fin m’est vraiment apparue comme une évidence, et dans toute son absurdité, à dix jours de la fin de cet album. Le terme d’association fait partie du processus, de ce mystère qui fait que les choses se mettent en place. Je ne vois pas d’autre terme qui puisse convenir. Ces personnages vont découvrir l’amour au fur et à mesure qu’ils vont se côtoyer dans cette nouvelle société. Mais, pour l’instant, le mot « amour » n’existe pas. Association est un terme presque technique que la nature met à disposition des hommes pour se faire comprendre. À chacun de tirer ce qu’il veut de cette fable et de sa fin. L’interprétation est totalement libre, puisque ce genre de processus de création échappe aussi, à un moment donné, à son propre créateur. Ça fait partie du jeu.
Des animaux survivent. La nature a-t-elle fait aussi une sélection parmi eux ?
Il n’y a pas d’animal mauvais. Chacun fait partie d’une chaîne, d’une logique imparable qui est celle de la vie. Entendre qu’un homme se serait comporté comme une bête m’a toujours choqué. La bête sauvage n’est pas cruelle. Elle tue pour se nourrir ou se défendre. Un animal ne tue pas par préméditation. Même s’il peut exister des animaux tarés dont le comportement échappe à la règle générale de leur race.
Non, je ne me suis pas posé la question pour les animaux, tant je les perçois comme partie intégrante de la nature. Les animaux n’ont jamais eu d’action négative sur la planète, puisqu’ils font partie de sa vie. Rien de comparable aux hommes dont l’intelligence et le goût pour la domination ont créé des systèmes d’exploitation de la planète.
Elle ne respecte rien votre nature, on la voit avaler une Ferrari…
Évidemment ! Qu’est-ce qu’elle peut faire d’une Ferrari qui lui roule dessus et pollue l’air ? Pas de pitié pour les Ferrari.

Je montre un koala et un alligator cohabitant. Un équilibre un peu fantasmé, je le reconnais

MEP avec textes (4.0)

Sur la planche 62, commentée dans Casemate 74, on voit des animaux dans le ciel. D’où viennent-ils ?
Les nuages le privant d’énergie solaire, le zeppelin perd de l’altitude. Comme si la planète voulait l’empêcher de se régénérer. Il finit par frôler la cime des arbres et c’est alors qu’embarque cette vie animale. Je trouve un certain équilibre entre un koala et un alligator, quasiment bébés sur cette image.
Pourquoi eux ? Vous aussi vous sélectionnez ?
Non, je ne voulais surtout pas entrer dans une démarche de classification. J’ai suivi mon inspiration. Peut-être le koala, à l’air sympathique, annule-t-il le côté un peu fourbe de l’alligator, planqué sous la flotte, avec son œil qui dépasse, prêt à choper un pied audacieux. Peut-être est-ce aussi une manière de montrer une cohabitation entre un koala, proie facile, et l’alligator, le prédateur. Un équilibre un peu fantasmé, je le reconnais !
Vous racontez dans Casemate 74 vous être replongé dans Roméo et Juliette pour écrire Julia & Roem. D’autres lectures vous ont-elles influencé ?
Aucune. Tous les éléments de mon univers et de ma dramaturgie étaient en place. Je reprenais Kim et Bacon à la fin d’Animal’z. Et les trois protagonistes de Julia & Roem. Pas besoin d’aller chercher des références littéraires ou autres. Je suis resté dans ma mission de western. À la fin, il n’y a pas que des cavaliers…
Et quelques baleines et maisons qui volent !
Vrai, mais si l’on regarde bien, la mécanique de La Couleur de l’air est tout aussi westernienne que celle des deux précédents albums.

Manger des insectes ? Hors de question ! Je ne toucherai jamais à ça. Plutôt crever de faim !

84C

Cannibal évoque les restaurants de l’extrême où l’on mange des insectes. En avez-vous goûté ?
Hors de question ! Je ne toucherai jamais à ça. Je crèverai plutôt de faim !
Vos livres sont-ils encore des BD ?
Peut-être de moins en moins. Ce qui peut égarer certains lecteurs. Mais j’ai vraiment l’impression d’avoir fait le tour de la BD classique, traditionnelle, avec un scénario bien ficelé, un peu formaté. Les mêmes réflexes narratifs, les mêmes tics de langage, les onomatopées… Tout cela commençait à me peser. Avec Le Sommeil du monstre, j’ai repris un élan. Et remis au centre de ma création le rapport texte-image. D’où une plus grande part donnée aux textes, par rapport à mon travail d’avant, même si c’est moins bavard. Le choix des images et du texte est très important. Et il y a une raréfaction d’images, au profit de ce jeu, de cette alchimie.
Jugez-vous les productions contemporaines de plus en plus formatées ?
De manière générale, je trouve le cinéma très formaté, codifié. Entre le blockbuster et le cinéma d’auteur français intimiste, il n’y a pas grand-chose. Dès qu’on s’échappe, le système n’apprécie pas. Côté BD, je me tiens au courant, mais n’en lis pas beaucoup. Il y a des tendances, des modes, des courants, mais oui, je trouve que ça ronronne un peu.

Propos recueillis par Sonia DÉCHAMPS
Supplément gratuit de Casemate 74 – octobre 2014.

couleurLa Couleur de l’air,
Enki Bilal,
Casterman,
18 €,
22 octobre.

MEP avec textes (4.0)

Bilal s’amarre à Toulon

Aff_Toulon150Que présentez-vous à l’exposition de Toulon ?
bilalEnki Bilal : C’est à peu de choses près celle qui a eu lieu aux Arts et Métiers. Exposer c’est partager. Un grand partage complémentaire au travail d’auteur. À une certaine époque, l’impression trahissait énormément les originaux. Aujourd’hui, même si la qualité d’impression a beaucoup progressé, il existe toujours un décalage entre les originaux et le travail imprimé. Je passe quelques fois sur les lieux de mes expositions, pour sentir, voir. Il y a toujours un moment où on entend, on voit, une façon de regarder, de rester devant un dessin, une peinture. En positif, comme en négatif. C’est touchant, c’est vrai. Comme une communion.
Promenez-vous au Louvre, ce musée exceptionnel qui m’a fait l’honneur d’exposer mes Fantômes du Louvre. Vous verrez des visiteurs lire les biographies apocryphes des personnages exposés. J’ai toujours grand plaisir à voir une partie du Louvre transformée en lieu de lecture.

Jusqu’au 4 janvier 2015 • Enki Bilal – Oxymore & More • Toulon (83) • Originaux de l’auteur. Entrée libre du mardi au dimanche (10 h-18 h) sauf 25/12 et 01/01. • Centre d’art, 236, bd Maréchal Leclerc, hdatoulon.fr