Albert Uderzo est formel : les Romains ont des petits pifs, les Gaulois des grands pifs. Didier Conrad, qui ne s’en était pas aperçu, a dû refaire celui de Bonus Promoplus alias le publicitaire Jacques Séguéla. Suite de l’interview des auteurs du Papyrus de César, 36e opus d’Astérix, parue dans Casemate 86.

TETIERE_Asterix

Qu’est-ce qu’une bonne histoire d’Astérix ?
FerriJean-Yves Ferri : Quelques idées, même bonnes, ne suffisent pas. Un récit réussi nécessite une boucle, quelque chose qui va quelque part, qui soit suffisamment porteur. Les albums les plus impressionnants s’appuient sur un thème fort, nous parlent de quelque chose. Voyez Le Devin, La Zizanie
Astérix, Obélix et Doublepolémix dorment dans la même chambre. C’est mignon comme tout !
Dans mon story-board, je ne parlais pas de lit, mais d’une sorte de gros duvet posé par terre. Didier en a fait ce qu’il voulait ! Votre question montre que chaque lecteur a ses propres repères par rapport à Astérix. Certaines choses vont choquer les uns, pas les autres. Faut-il montrer leur chambre à coucher ? D’ailleurs, Astérix et Obélix dorment-ils dans la même hutte ? Je me suis posé la question. Ça varie selon les albums. Là, ça m’arrangeait.
Depuis le film Le Domaine des dieux, on se méfie*…
Le vrai challenge, c’est d’arriver à torcher une bonne histoire comique. Le reste, ce genre de grille de lecture, comme l’aspect politique ne sont que les à-côtés.
Le Papyrus de César se déroulant au village gaulois, la prochaine histoire verra donc Astérix et Obélix voyager. Où ça ?
J’ai quelques idées, sans plus. Astérix a déjà fait tant de choses, visité tant de pays ! Peut-être pourrait-il rester en France, visiter d’autres régions. Plusieurs offriraient un très bon décor pour une de ses aventures.
La Corse ?
Très bonne idée, la Corse ! Blague à part, on ne peut pas l’emmener à Copacabana ni en Ukraine où ça risquerait d’être très chaud. Je ne suis pas près d’oublier les réactions à mon malheureux « Vive l’Écosse libre » ! Il vaut mieux éviter de mettre les pieds dans une histoire politique, choisir une destination qui permette d’être vraiment drôle et pas trop critique. Se foutre de la tête des gens est délicat. Goscinny réussissait ce difficile numéro d’équilibriste, tout le monde en prenait pour son grade, mais ce n’était jamais méchant.

Astérix pourrait visiter d’autres régions de France. Plusieurs offrent un très bon décor — Jean-Yves Ferri

Réalisez-vous toujours tous vos crayonnés avant d’attaquer l’encrage ?
ConradDidier Conrad : Oui, à la différence d’Albert Uderzo qui terminait chaque planche avant d’attaquer la suivante. Et je commence toujours l’encrage par la fin pour être au mieux de ma forme dans les premières planches, celles que découvrent en premier les lecteurs. Tout crayonner d’abord est indispensable pour présenter l’album complet à l’éditeur. Ainsi, après discussion, il a été décidé de reprendre quatre pages du milieu pour intensifier la séquence dans la forêt des Carnutes.
Quid d’Albert Uderzo ?
Il nous fait confiance, donne éventuellement son avis sur le design. Et sur la caricature du publiciste Jacques Séguéla dont nous nous sommes inspirés pour le personnage de Bonus Promoplus. Il m’a demandé de diminuer son nez, car, me dit-il, les Romains l’ont en principe moins gros que les Gaulois. Petit pif, Romains, gros pif, Gaulois ! J’avoue que ça m’avait échappé. En revanche, c’est vrai, j’avais fait au personnage un nez imposant, léonin, tombant vers le bas et, du coup, on ne voyait plus ni sa bouche ni son menton.
Content, Séguéla ?
Ravi ! C’est un privilège que très peu de contemporains ont eu, le privilège d’être caricaturé comme méchant pendant tout un album d’Astérix.
Votre passage préféré ?
Peut-être la forêt. On peut aujourd’hui développer ce genre de décor, tout un imaginaire ayant été implanté dans celui du public avec des films comme Le Seigneur des anneaux ou Harry Potter. La forêt n’est plus seulement la simple représentation d’un lieu rempli d’arbres. Elle peut avoir un côté fantastique, bizarre, chose impossible dans la série il y a une trentaine d’années.

Vous souciez-vous de la réalité historique ?
Les habitations gauloises d’alors n’étaient pas à toit de chaume conique, mais plat. Astérix est un mélange de péplum et d’univers moyenâgeux tel qu’on l’imagine. Pendant quatre siècles, les choses n’ont guère évolué. Cela nous donne un flou artistique, une bonne marge. On ne va pas s’en priver. J’ai également aimé dessiner la bataille finale (voir Casemate 86) et Rome qui me changeait des maisons gauloises.
Ah bon, dessiner des bâtiments n’est-ce pas vite lassant ?
Auparavant, je détestais cela. Puis, dans Tigresse blanche, j’ai commencé à dessiner des décors de ville en perspective. Peu à peu, j’y ai pris du plaisir. C’est une sorte de mécanisme apaisant. Une scène avec personnages, qui bouge beaucoup, est davantage dans l’émotion, donc plus excitante. Mais aussi plus fatigante !
Avez-vous l’impression de faire du Uderzo ?
Comme vous y allez. Uderzo a son style qu’il faut absorber petit à petit. Un peu comme lors de l’apprentissage d’une langue. En gros, mon style graphique correspondrait à de l’espagnol, et celui d’Uderzo à de l’italien. Les deux se ressemblent, mais ne sont pas exactement pareils. Il me faut donc apprendre sa langue jusqu’à la parler d’une manière naturelle. Cela prend du temps.
Diriez-vous qu’aujourd’hui vous en maîtrisez la conjugaison ?
Voilà, et que j’ai des problèmes d’accent.

Le style d’Uderzo est de l’italien, le mien de l’espagnol. Les deux se essemblent mais… — Didier Conrad

Les personnages peuvent-ils évoluer ?
Obélix est plus gros aujourd’hui qu’au début. Mais, par exemple, la taille d’Idéfix varie elle aussi. Ainsi dans Obélix et compagnie est-il plus gros que dans les autres albums. Son rôle y étant plus important, Uderzo, sans doute inconsciemment, lui a donné un peu plus de volume. Mais, pour s’en apercevoir, il faut vraiment comparer les albums !
Le dessin d’Astérix marquera-t-il vos prochains travaux personnels ?
Chaque nouveau travail imprègne petit à petit notre style et change notre façon de dessiner. J’ai fait des choses très différentes. Le premier gros changement dans mon travail a été, pour Kid Lucky, la reprise du trait de Morris, très éloigné de ce que je faisais auparavant dans Les Innommables. L’absorber m’a demandé beaucoup d’efforts. Ensuite, j’ai dessiné Marsu Kids, autre reprise, et ça allait beaucoup mieux. C’est comme les langues – on y revient –, plus vous en apprenez de différentes, moins vous avez de difficultés.
Avez-vous participé à l’histoire ?
Avec Jean-Yves, nous en avons discuté dès les dédicaces de l’album précédent. Vivant aux États-Unis j’avais été impressionné par tout le bruit fait autour du site WikiLeaks qui divulguait des informations confidentielles, et par le pouvoir que cela pouvait donner à certains. Jean-Yves n’en voyait pas trop l’intérêt jusqu’à ce que lui vienne l’idée de lier cela aux commentaires de César sur la guerre des Gaules et… le village qui lui résistait. Du coup, l’histoire se basait sur un fait de société, ce que nous cherchions. Et on a commencé à creuser le sujet.

Propos recueillis par Frédéric VIDAL et Jean-Pierre FUÉRI
Supplément gratuit de Casemate 86 – novembre 2015.

* On y voit le temps d’un flash Duplicatha, le chef des Numides, au lit avec un beau blond. Alexandre Astier, réalisateur du film, avait glissé cette petite chose dans le dessin animé en se disant qu’elle ne passerait jamais les contrôles successifs de la production. Comme quoi, faut jamais être défaitiste…

PapyrusAstérix #36,
Le Papyrus de César,
Didier Conrad, Jean-Yves Ferri,
d’après Uderzo et Goscinny,
Éditions Albert-René,
9,95 €,
dispo.